Ghislain Cotton

 

« Glanes sur le chemin » : « Les Cuentos des Cœurs compliqués » par Ghislain Cotton in « Le carnet et les Instants », n° 168, du 1er octobre au 30 novembre 2011.

 (...) Conseiller d’Abdou Diouf, Secrétaire général de la Francophonie, Philippe Cantraine a occupé de nombreux postes à l’étranger en tant que diplomate de la Communauté Wallonie-Bruxelles et de la Région wallonne. Comme ceux qui l’ont précédé, ce recueil de nouvelles – Cuentos des cœurs compliqués – est un enfant de ces voyages sur plusieurs continents. Loin de complaisances d’ordre touristique, ce propos concerne, à travers l’esprit des lieux et l’intention des récits, le cheminement imagé d’une réflexion continue sur l’homme, sur sa destinée et sur une fragilité qui est aussi l’ouverture à sa singularité, à toutes les soifs et à tous les possibles. Saturés d’érudition, d’une écriture à l’élégance somptueuse et chantournée, ces textes où rien n’est anodin opposent ainsi une défense urticante aux approches du lecteur trop frivole ou trop pressé (qui en viendrait à penser avec une insolence d’ilote que les cœurs ne sont pas les seuls rouages compliqués en cette affaire !). Ils demandent qu’on les accompagne à leur rythme et dans leurs méandres fertilisants, la récompense est à ce prix. La première section du livre – il en compte trois – exprime ce souhait à sa façon dans son intitulé : Contes pour qui veut bien s’arrêter. Un premier récit teinté d’humour et de surréalisme évoque des tribulations vécues à Tournai à la fin du mois de décembre 1952 quand le pape Grégoire XIII fit un trou de dix jours dans l’étoffe du temps. On passe ensuite en Dalmatie vénitienne pour un long affrontement d’idées sur l’époque et sur les comportements relatifs aux Sauvages et à leur christianisation. Pour rencontrer ensuite le médecin romain de Jean Cocteau et conservateur un rien allumé de sa mémoire ; un chien dont la mort est plus pleurée que celle de son maître ; une sorte de « microcosmos » dans un jardin en état de guerre ; un prince allemand recru de bonne volonté qui en est réduit à bannir l’imaginaire de ses terres.

Les Contes du passant – deuxième « section » du recueil – sont autant de petits apologues ou de moments vécus qui passent par la Crète (avec, en pleine montagne, le pacte surprenant entre un crabe et une chevrette), l’Amérique des westerns (un jeu de piste où se conjuguent un flair holmésien et les fastes du réalisme magique), au Cap-Vert (où l’on découvre le pouvoir de l’argent sur les apparences comme sur les évidences), à Rome et Paris (une belle romance d’amour et d’amitié entre une Chinoise et le narrateur), au Mexique (une leçon de vie face au Panthéon des Morts de Guanajuato), quelque part enfin... (le bonheur dans le crime est renouvelé pour le criminel dans sa propre exécution).

 C’est surtout dans ces Contes du passant que se vérifie avec le plus de pertinence le propos de l’auteur lui-même au sujet de ce qu’il appelle aussi ses « petites formes » : « Dans le présent ouvrage (…), j’ai préféré laisser les récits à eux-mêmes tels qu’ils se sont présentés à moi. Ils constituent autant de fragments saisis le long de ma vie voyageuse, restitués autant que possible dans leur force d’expression et la portion du temps et du lieu qui leur fut propre. »

Une troisième partie (Charades ou la disparition), elle-même en deux temps, propose, sur fond de Venise et à travers la disparition d’un ami cher – l’écrivain Pierre Rivoyre, esthète averti –, une quête des convergences entre l’art, la littérature et la mort (donc la vie), poussées jusqu’au mystère de l’ultime coïncidence. Avec, entre autres, l’appoint d’un exergue éclairant de Saramago et la présence souterraine et agissante d’Alejo Carpentier comme élément clé de la double charade. Charade au sens propre d’une simple devinette qui projette alors son interrogation sur la trinité en question et sur son énigme fondamentale. Un texte teinté, semble-t-il, d’un vécu personnel et qui, tout en cheminant dans l’ombre de la mort, débouche sur ce qui pourrait être, paradoxalement, une brève ode à la vie, au bonheur et peut-être à une sagesse supérieure. Alors que, face à l’ami retrouvé et qui « souriait de contentement », le narrateur « revenu de tout » conclut, non sans ambiguïté : « Quel que fût le propos, je le voyais exempté de la nécessité d’écrire comme de me lire. » Final et fin mot (initiatique ?) d’un récit dont l’auteur se dit « avoir été très longtemps habité » dans une postface qui célèbre les livres, la mémoire et surtout l’amitié.

 https://le-carnet-et-les-instants.net/

 

 

  De Bernard Cerquiglini, le 12 juin 2011

Bernard Cerquiglini, Professeur des universités, lorsqu’il m’écrivit ce mot, était alors Recteur de l’Agence universitaire de la Francophonie après avoir été Délégué général à la Langue française.

"Cher Philippe,

Il est des énigmes (on disparaît dans un calendrier, dans un ouvrage à Venise) ; il est des bonheurs (un crabe survivant, un amour chinois à éclipse) ; il est des dignités (l’action éclairée d’un évêque, un chien qui sait mourir avec noblesse). De tout cela, vous vous faites l’observateur attentif et scrupuleux, sensible à un paysage, une senteur, un vin, bienveillant et amus. Et vous l’enoncez En une langue admirable, dont le lexique épouse la richesse du monde, dont la syntaxe sait dire la complexité des sentiments.

je suis un lecteur fidèle, séduit et désormais impatient.

Recevez mes félicitations et mes amitiés."

B. C.

L'auteur en compagnie de la journaliste littéraire Françoise Lison-Leroy

 

 

Cuentos des cœurs compliqués

(Contes pour qui veut bien s’y arrêter ; Contes du passant):

une conversation avec Françoise Lison-Leroy

Nouvelles ou même roman, les entreprises littéraires chez moi bataillent avec le temps, mais abordent le plus souvent l’espace sans façons. L’imaginaire affranchissant des contingences et des lois naturelles, elles y mettent plus de légèreté que je n’en mets moi-même dans la vie alors que le déplacement est d’ordinaire mon lot. C’est pourquoi, chaussant des bottes de sept lieues, elles sont généralement de l’ordre du conte, magie attardée de l’enfance. Elles peuvent aussi relever de la fable dès le moment où un sens moral y apparaît. Mon roman Le Gouverneur des coquillages tenait lui-même de la fable, comme l’avait observé le Professeur Mortier qui l’a défendu à l’Académie royale de Belgique.

 Les présents récits par la brièveté de leur forme – relative cependant pour La Pierre et les ombres, ou encore Charades ou la Disparition qui proposent au lecteur un parcours – sont, au sens général et convenu, des nouvelles, genre assez peu fréquenté – en tout cas assez tièdement apprécié – dans le monde des lettres françaises. Du moins si le regard est porté depuis la France. Peut-être cette tiédeur peut-elle s’interpréter par le fait que la nouvelle estompe le personnage de l’écrivain lui-même, qui y égare son plaidoyer ordinaire et la lisibilité des idées qu’on croit pouvoir attendre de lui.

 J’ai donc pris – et l’éditeur avec moi, que celle-ci soit remerciée - un certain risque à insister dans cette voie du récit bref. Outre le constat que, sauf au sens du paysage, le réel nous apparaît fragmenté, mes raisons sont nombreuses, inscrites autant dans mon cheminement personnel que dans mon intention de diversifier les formules plastiques qui s’offrent à l’expression littéraire (et qui ne pourra que m’amener tôt ou tard à renouer avec le roman).

 Ces raisons puisent dans les courants intimes qui me dictent que ces nouvelles seront des contes, au caractère toujours plus ou moins magique ou surréel. Il arrive cependant que l’inquiétude les fasse verser dans le fantastique ou les y mène dangereusement près. Pour l’ordinaire dans lequel nous avons l’habitude de nous mouvoir, l'irruption de l'irrationnel dans la normalité, dont le réalisme a instauré la représentation, s’avère inquiétante. Il y a toujours un certain risque d’étonnement à pérégriner, trébuchant et découvrant, à travers le vaste monde.

 Je pense, ceci dit, que mes contes, qui sont ceux du passant, du survenant, que le lecteur avec lui accepte ou non de s’y arrêter, sont  à caractériser différemment de la représentation réaliste comme de la représentation fantastique.

Certes, les diverses tentatives esthétiques qui font appel aux « signes subjectifs », « symboles », « mythes en puissance dans tel amalgame d'objets », pour citer André Breton, peuvent se rencontrer et cohabiter sans effort. C’est ici le cas dans Guanajuato, conte fantastique, ou L’Echauffourée, conte surréaliste qui traite des intermittences du temps. Dans Le Docteur K***, autre conte surréaliste, le grand cardiaque est Cocteau, et il est même permis d’y déceler une réminiscence de telle œuvre picturale de Frida Kahlo.

Mais mon imagination s’affirme surtout fortement tributaire de facteurs que la littérature latino-américaine attribue au Cuento, mot désignant en même temps un récit bref, le récit oral (le conte) et un usage du mot « cuento » dans la vie courante pris dans le sens de raconter des boniments (« hacer el cuento »).

Depuis Alejo Carpentier, le réel merveilleux, « real maravilloso », explore de manière originelle un monde en soi « merveilleux », une dimension spécifiquement mythique, alors que le « réalisme magique », comme le fantastique, renvoient avant tout à un mode de représentation de l'objet. L’expression « real maravilloso » n’est pas une expression équivalente à ce « réalisme magique » cher à Franz Hellens, encore moins au fantastique européen.J’ai mis, en particulier dans La Pierre et les ombres, Là où passa l’Indien, Le Bal de Monsieur Oliveira, Le Crabe dans l’abreuvoir de la chevrette et Préparatifs de guerre dans les herbes, toute la force mythologique et primordiale, exubérante ou hors mesure, qu’ont voulu déployer les paysages que j’ai traversés pour écrire ces récits. « Se sentir chez soi est une question de reconnaissance du paysage du cœur… » a écrit Robert Litell. Bien plus qu’un décor planté, je les ai décrits eux-mêmes comme « ces richesses méconnues de la réalité, [provenant d'] un agrandissement d'échelle ou de catégories » mis à l’honneur par Alejo Carpentier à qui j’ai dédié le dernier de ces Contes du Passant, celui dont le titre est Charades ou la Disparition, où il apparaît sous les traits du jardinier de San Michele.     

Je suis ainsi enclin à penser que ces contes dont il est question, à l’instar du sang qui coule dans les veines, ont fait les mêmes détours que moi avant d’échouer sur le papier, qui est ma table d’opération. L’instinct de vie est plus fort que l’appel des paradis hispaniques. Si le cœur est un enfant, le cœur a ses petites complications comme les reins leurs petits calculs. On le voit : c’est une affaire de cœurs compliqués.

Sortis d’une terre belge de surréalisme, de fantastique et de réalisme magique, ils ont fait leur miel là où le récit bref s’est trouvé mieux reconnu, dans la ruche d’une intertextualité complexe, dans des littératures autres que la littérature française, dans des langues autres que la langue française. Les « cultures lettrées » d’aujourd’hui ont tendance à rétrécir, les frontières s’estompent ou s’effacent entre les niveaux culturels. Le livre a pu s’ouvrir ainsi aux dimensions de la bibliothèque de son auteur de même qu’à la maîtrise de langues étrangères. Avec Monsieur Oliveira, j’ai échangé deux mots dans les îles du Cap Vert. J’ai croisé en espagnol le jardinier de San Michele et, dans La Pierre et les ombres, abordé en italien Monseigneur Lodovico à Sipan. Je suis passé où passa l’Indien. En Crète, dans Le Crabe dans l’abreuvoir de la chevrette, je me mets à parler le langage des chèvres comme dans l’Âge d’Or où les bêtes parlaient. Peut-être cette trajectoire trace-t-elle une marge par rapport à un centre, une métropole, par rapport à la culture même de la métropole française. De son côté, Josefina Ludmer, spécialiste de littérature hispano-américaine, formée en Argentine et enseignant depuis 1992 à Yale, revendique,pour cette raison, une position d’une extraterritorialité permanente et radicale.Je crois, pour mapart que, à l’égard de la diversité culturelle, cette marge est féconde dès lors que, dans le champ culturel et linguistique, les marges sont invitées à démontrer leur savoir.Entre culture savante et culture populaire, tradition orale et transposition littéraire, le conte pose les utiles questions de la tradition et de l’invention.

Ces contes, qui sont ceux du passant, se sont affranchis en partie d’horizons européens resserrés, mais communiquant avec des espaces où la nature est restée vaste et digne aux yeux de leur auteur, quoique celui-ci soit loin d’ignorer combien le « royaume de ce monde » est défiguré par les outrages du mal-développement. Habilité à user de citations et de références, de sources, d’imitations, de transcriptions et d’emprunts, le conte est la fable d’un enseignement sans cesse recommencé. « J'ouvre les livres pour étudier, je les ferme pour vivre » a dit André Suarès. Peut-être sortirions-nous ainsi du conte, à chaque reprise, pour une vie sans cesse recommencée.

Quant à la poésie, elle n’essuie ici aucune défaite : le poète est dans le conteur et le cuento avoue sa parenté mythique et phonique avec le canto alors que le chant s’en écarte à l’oreille en français. La poésie est et restera toujours nécessaire à la liberté. La  liberté et sa perte compensée sont sa mesure. Parce qu’il faut savoir sortir de l’ordre du quotidien et parce qu’il est primordial d’habiter poétiquement le monde, la liberté est et sera toujours poétique. Elle fait que j’écris plus ou moins, plus ou moins souvent selon les périodes, marge difficile à occuper face à l’Empire mondialisé que nous habitons.

 

L'intention qui m'a amené à écrire ce livre...

 

On n’est pas amené à écrire des nouvelles ou des contes comme on caresse le projet d’un roman, le réalisant avec opiniâtreté.

Même si, dans les deux cas, se posent les questions de la tradition et de l’invention entre culture savante et culture populaire, entre tradition orale et transposition littéraire, les contes (favola) sont des fragments arrachés au monde par le merveilleux, qui libère des contingences, là où les nouvelles (novella), branche adjacente constituée des contes réalistes, peuvent donner un socle et une direction.

Poésie ou prose, rapide ou dense, la forme brève, qui s’articule au temps sur un rapport restreint, m’a toujours été familière. Assez tard cependant, et ceci n’engage que moi, il m’est apparu que la poésie ne pouvait plus suffire à contenir l’évolution et la complexité du monde contemporain et à y interpréter ma présence. J’ai alors écrit Le Gouverneur des coquillages, avec son imagination critique et la progression qui est celle de son héros positif, quoique n’échappant pas entièrement à l’ironie.

Le passé et l’ailleurs ne servent jamais qu’à construire du présent, et la littérature, qu’on écrit à sa table et lit au coin du feu, n’en est pas moins une porte d’entrée dans le monde. Mais encore que Le Gouverneur des coquillages, roman linéaire voué à un temps proprement biographique, ait constitué une entreprise qui s’éloigne de ces dernières, il reste que ces « petites formes » dont j’ai le goût, mais qui purent être aussi créées dans l’urgence d’un temps chiche, constituent, à ce jour, l’essentiel de mes écrits passés.

Pour ce qui retourne de la prose, j’avais précédemment publié en recueil Neuf Nouvelles nègres, livre qui marquait chez moi une crise de l’engagement dans la poésie et annonçait le roman ci-dessus. Le choix proposé de ces « short stories » était lui-même celui d’une série thématique. Il entendait donner une direction à la compréhension des hommes et des situations selon un régime de fiction qui, tout en explorant les possibilités esthétiques qui m’étaient données par l’histoire et l’espace géographiques, affectait jusqu’à la question raciale et sociale.

Ces deux ouvrages de prose que j’ai cités ont été ainsi le fruit d’une volonté d’articuler les valeurs à promouvoir à mes yeux comme si la prose pouvait faire foi avec plus d’exactitude dans un monde globalisé. Ce monde est devenu difficile à penser tant son expansion est ensauvagée et, en même temps, archaïque le retour en arrière de son mode de pensée. C’est une question qui se pose aujourd’hui en ces termes  à l’humanisme.

Dans le présent ouvrage où ces préoccupations sont moins pressantes, j’ai préféré laisser les récits à eux-mêmes tels qu’ils se sont présentés à moi. Ils constituent autant de fragments saisis le long des chemins de ma vie voyageuse, restitués autant que possible dans leur force d’expression et la portion du temps et du lieu qui leur fut propre. Ce que le marcheur que je suis a porté dans ses poésies, il a cherché ici à le porter dans le récit. Dès lors qu’ils sont « jetés là », s’offrant au passant qui s’y arrête où il peut s’il le peut, peut-être « le royaume de ce monde » y trouvera-t-il son compte avec une autre force de vérité que dans les systèmes laborieusement élaborés de « l’histoire-monde » selon la formule de Hegel.

J’ai tiré ici, de la trame d’itinéraires et d’événements fortuits, des contes là où précédemment, dans Neuf Nouvelles nègres, j’avais réuni la matière de nouvelles. Ces nouvelles marquaient un essai dans tous les sens du mot. L’intention poursuivie était de formuler une critique sociale à l’encontre des préjugés tout en explorant les possibilités esthétiques que m’inspirait le métissage.

Pour ce livre-ci, à la recherche des « richesses méconnues de la réalité, [provenant d'] un agrandissement d'échelle ou de catégories », pour citer Alejo Carpentier, celui-ci est aussi celui d’un compagnonnage, avec les humains, les livres, l’histoire et la nature.

Il réunit un choix de « ce qui nous est conté » fondé sur la portée humaine que, aux yeux du cœur dès lors que le coeur motive aussi l’esprit, dégagent le tableau et l’anecdote. Leur leçon s’est apprise ailleurs où l’être singulier croisé quelque part a été rencontré et peut-être perdu.

 

 

avec Joseph Bodson lors d'une séance de l'Association des Ecrivains belges

 

Les Cuentos :

JB : Ici, de quoi s’agit-il au juste ? Des nouvelles, des contes, des fables ?

PC : Par la brièveté de leur forme, ces récits sont, au sens général, des nouvelles. C’est un genre qui me paraît assez tièdement apprécié dans le monde des lettres françaises. Du moins si le regard est porté depuis Paris. Peut-être cela vient-il du fait que la nouvelle estompe le personnage de l’écrivain lui-même. La lisibilité des idées qu’on croit pouvoir attendre de lui s’y dilue. Par exemple, dans mon livre, La Pierre et les ombres, ou encore Charades ou la Disparition, sont des récits nettement plus longs. Je pense que c’est parce qu’ils proposent au lecteur un parcours, voire une démonstration. Des récits brefs me feraient plutôt penser à des équations.C’est pourquoi j’ai fait mon miel là où l’intertextualité est plus complexe, en lien avec des littératures autres que la littérature française, dans des langues autres que la langue française. Avec Monsieur Oliveira, j’ai échangé deux mots dans les îles du Cap Vert. J’ai croisé en espagnol le jardinier de San Michele et, dans La Pierre et les ombres, abordé en italien Monseigneur Lodovico à Sipan, en allemand le prince régnant d’un obscur bout de terre dans la Hesse ou la Thuringe.

Les nouvelles du livre à propos duquel tu es en train de m’interroger seraient plutôt des contes, au caractère toujours plus ou moins magique ou surréel. C’est chez moi une tendance forte. Il arrive que je les fasse verser dans le fantastique ou dangereusement près. Il y a toujours un certain danger pour l’étonnement à pérégriner, trébuchant et découvrant, à travers le vaste monde. Ce sont les contes du passant, du survenant. On y est loin de la normalité, de l’ordinaire dans lequel nous avons l’habitude de nous mouvoir.

JB : Pourquoi leur avoir donné le nom espagnol : cuento ?

PC : En espagnol, « Cuento » désigne en même temps un récit bref, le récit oral (le conte) et un usage du mot « cuento » dans la vie courante pris dans le sens de raconter des boniments (« hacer el cuento »). Mon imagination s’affirme fortement tributaire des facteurs que la littérature latino-américaine attribue au « Cuento ».

Ainsi, depuis Alejo Carpentier, le réel merveilleux, « real maravilloso », explore de manière originelle un monde en soi « merveilleux », une dimension spécifiquement mythique. J’ai mis, en particulier dans La Pierre et les ombres, Là où passa l’Indien, Le Bal de Monsieur Oliveira, Le Crabe dans l’abreuvoir de la chevrette et Préparatifs de guerre dans les herbes,toute la force mythologique et primordiale, exubérante ou hors mesure, que déploient les paysages que j’ai traversés pour écrire ces récits. Bien plus qu’un décor planté, je les ai décrits comme « ces richesses méconnues de la réalité », provenant de cet « agrandissement d’échelle ou de catégories » mis à l’honneur par Alejo Carpentier à qui j’ai dédié le conte qui clôture le livre, celui dont le titre est Charades ou la Disparition, où il apparaît sous les traits du jardinier de San Michele.

« Se sentir chez soi est une question de reconnaissance du paysage du cœur… » a écrit Robert Litell. A l’instar du sang qui coule dans les veines, ces contes dont il est question ont fait les mêmes détours que moi avant d’échouer sur le papier, qui est ma table d’opération. Si le cœur est un enfant, le cœur a ses petites complications comme les reins leurs petits calculs. Tu vois : c’est une affaire de cœurs compliqués.

JB : La Belgique, terre d’élection du fantastique…Quels sont, pour toi, grand voyageur, avec les autres « terres d’élection du fantastique » ?

Le récit bref se trouve mieux reconnu dans cette terre belge de surréalisme, de fantastique et de réalisme magique. Peut-être cette trajectoire trace-t-elle une marge par rapport à un centre, une métropole, par rapport à la culture même de la métropole française. Dans le champ culturel et linguistique, les marges sont évidemment invitées à démontrer leur savoir.

Mais le « réalisme magique », comme le fantastique, renvoient avant tout à un mode de représentation de l’objet. L’expression « real maravilloso » n’est pas une expression équivalente au « réalisme magique », cher à Franz Hellens, ni au fantastique européen, quoique, pour ma part, je trouve le réel merveilleux comme préfiguré dans les contes de Tieck, que j’aime beaucoup.

C’est pourquoi j’ai fait mon miel là où l’intertextualité est plus complexe, en lien avec des littératures autres que la littérature française, dans des langues autres que la langue française. Avec Monsieur Oliveira, j’ai échangé deux mots dans les îles du Cap Vert. J’ai croisé en espagnol le jardinier de San Michele et, dans La Pierre et les ombres, abordé en italien Monseigneur Lodovico à Sipan, en allemand le prince régnant d’un obscur bout de terre dans la Hesse ou la Thuringe. Je suis passé où passa l’Indien. En Crète, dans le Crabe dans l’abreuvoir de la chevrette, je me mets à parler le langage des chèvres comme dans l’Age d’Or où les bêtes parlaient. Je crois, pour ma part, que, à l’égard de la diversité culturelle, cette marge où je me suis tenu est féconde dès lors que, entre culture savante et culture populaire, tradition orale et transposition littéraire, le conte pose toujours les questions de la tradition et de l’invention : citations et références, sources orales ou écrites, imitations, transcriptions et emprunts. De son côté, Josefina Ludmer, spécialiste de littérature hispano-américaine, formée en Argentine et enseignant depuis 1992 à Yale, revendique carrément une position d’une exterritorialité permanente et radicale. Elle souligne aussi combien les « cultures lettrées » d’aujourd’hui ont tendance à rétrécir, et les frontières à s’estomper ou s’effacer entre les niveaux culturels.

Je me suis donc affranchi en partie d’horizons européens resserrés, préférant communiquer avec des espaces où le « royaume de ce monde » est resté vaste et fascinant, quoique défiguré par les outrages du mal-développement. « J’ouvre les livres pour étudier, je les ferme pour vivre » a dit André Suarès. Le conte est la fable d’un enseignement sans cesse recommencé. Peut-être sortons-nous du conte pour une vie sans cesse recommencée.

 

portrait de Ludovico Beccadelli, évêque de Raguse (XVIème siècle)

 

"De la loggia de sa demeure d’été, Monseigneur Lodovico contemple la plaine étendue que dissimule le cœur secret de l’île si bien que le paysage de vignes, de carrés de prairies, de potagers d’oignons doux, d’aubergines et de courgettes, de vergers de grenades, de limes et de citrons, ne se peut déceler de la mer. La hauteur est calculée, le calcul a suffi : ce belvédère qui lui procure les bienfaits de la brise lui permet de travailler commodément.

 « Nous y sommes presque… C’est comme ce devait l’être chez Théocrite ou Virgile », se dit-il, satisfait. Au long des chemins, même écartés, mûrissent à portée de main prunes et figues, et cela essaime jusque sur l’autre versant où s’étendent les olivaies du plateau, qui semblent déposées au pied des hautes crêtes dalmates. Ce doux paysage ne sait pas que, derrière les pins, bien avant que ne s’atteignent ces hauteurs, la mer oppose un large canal d’eau bleue: le canal de Calamotta.

 Ainsi cette île mène-t-elle sa vie rustique retournée vers elle-même, ignorant presque qu’elle est une île, hormis pour San Giorgio et Porto, ses deux ports qui se trouvent à l’une et l’autre extrémité. Du premier, dont les chantiers navals travaillent le chêne imputrescible du Gargano, on aperçoit au loin Raguse. Le second, au plan d’eau presque quadrangulaire, est disposé au fond d’une rade idéale car très abritée, percée de trois passes par où les bateaux s’engouffrent pour le large. A ceux-ci, il faut encore contourner une dernière île, une barrière longue, haute et boisée, Meleda, ayant franchi le canal du même nom, avant de gagner enfin la haute mer. Des hauteurs de Porto, pour qui se donne la peine de les gravir, la vue d’un côté sur les parcelles de terre, de l’autre sur les îles et la mer, est admirable.

 Il fait plus frais à Sipan qu’à Raguse où, dans le rempart, l’été s’avère torride. La pierre, tant vantée pour son grain lisse et soyeux, y prend alors la teinte de la cire que Raguse exporte depuis ses quais, et les hommes accablés courbent l’échine en dépit des fontaines où, sur le modèle des villes antiques, des canalisations déversent une eau de montagne, froide et limpide.

 Quoique très verdoyantes, les îles Elaphites sont chiches en eaux de surface, et l’habitat des hommes, de tout temps, dut s’y construire sans mortier aucun. Mais Monseigneur, qui, pour sa villa Obiskova, prend soin de fuir, dès les premières chaleurs, les murs étroits, mal ventilés, de l’archevêché, apprécie comme les entretient constamment la mer humide. Il admire comme, depuis les Romains qui ont gratifié sa belle propriété, sise au mitan de l’île, d’une source qu’ils ont été chercher en fouillant profondément le sol, cette île karstique de Sipan - Giuppana pour qui est Italien, la quatrième où les barques accostent et qui est aussi la plus fertile là justement où se dresse sa résidence des beaux jours, a su ruser avec cette pauvreté de l’eau. Elle la réserve avec parcimonie pour la bonne terre et les jardins étroits, confiant ses olivaies au bon vouloir de la terre rouge où se fondent les fermes grises, déployant au dessus de la mer d’émeraude ses bois de pins, y piquant ses cyprès en de charmants arboretums où croissent lauriers, myrtes et jasmins.

 Tout ici s’est construit, demeures patriciennes certes, mais aussi humbles hameaux, dans le respect du style nouveau qu’a mis le pays de Lodovico à l’honneur, l’Italie. L’influence de cette dernière a rayonné d’abord sur les palais gothiques, leur apportant la fenêtre trilobée des Vénitiens, aux écoinçons percés de trèfles. Ailleurs, sur une échelle plus large touchant de la même main fermes, demeures et couvents, elle a généralisé l’emploi élégant et sévère des fenêtres à chambranle d’équerre et à linteau. Monseigneur, qui jadis consacra de son temps et de sa plume aux poètes Pétrarque et Bembo, apprécie ce décor ordonné, presque métrique, qui, joignant l’agrément à l’utile, donne une vie nouvelle aux tableaux bucoliques dont les auteurs latins ont imprégné sa pensée et dont, retiré dans sa loggia, il retrouve fort à propos les références, les citations. 

 A son arrivée à Raguse, deux ans plus tôt, tant sur le territoire que sur les îles, les terres négligées ne rendaient plus, les revenus immobiliers de l’église étaient faibles, ils ne profitaient qu’à des tiers protégés des cardinaux. Son prédécesseur, qui bientôt deviendra Pie IV, n’y avait jamais posé le pied, se contentant de toucher ses revenus. Après quoi, les soixante écus votés par la République n’auraient jamais suffi à la restauration de l’église abandonnée, de l’archevêché en ruine, de la toiture écroulée. Aussi sa première décision avait-elle été de se faire remettre les bulles et les preuves confirmant les propriétés de ce diocèse mal servi dont les revenus ne dépassaient guère les quatre cent cinquante écus. « Je ne veux pas paraître une oie », avait dit Ludovico… Il commençait à en voir le résultat.

 Un pas dans l’escalier de pierre. Quelqu’un, sans qu’on l’ait annoncé, a gagné la pergola aux colonnettes feuillues de pampres. L’inconnu a emprunté la terrasse sans attendre. Ce ne peut être là que le fait d’un familier. Ils étaient rares. – Monseigneur, le recteur de Sipan demande à être reçu… Lodovico, qui l’a entendu venir à travers l’épaisseur sonore des cigales, fronce un sourcil, dépose à regret son ouvrage et s’apprête à accueillir le visiteur, qu’il connaît à peine.

 –  Monseigneur…

 Pour peu que l’on évite, hors les sentiers bordés de murets, son cortège d’insectes et de plantes urticantes qui laissent en sang la robe des chevaux, l’île, en sa partie cultivée, se parcourt en caracolant sans effort. Aux gens de ferme, paysans des hameaux de condition dure sans doute, mais ayant rang d’homme aux yeux d’un Bolognais, une heure suffit à pied pour la parcourir sur le large chemin droit qui la dessert, reliant les deux ports l’un à l’autre. Monseigneur a pris l’habitude de recevoir ces visiteurs, le fermier non moins que le propriétaire, gens intimidés et sans manières, venus solliciter sa bénédiction et curieux de le rencontrer dans son palais.

 Bravant la chaleur de midi, le recteur, revenu de tournée, est venu à son tour lui présenter ses civilités. Il a fait de ce trajet une habitude sans surprise dans la plaine alanguie, sans souci de l’heure, autant pour y saluer les patriciens des villégiatures réfugiées dans les cyprès que pour veiller d’un œil sur leurs domaines et sur leurs vignes.

 – Entrez, Monsieur le recteur, et prenez place, fait Monseigneur, qui est d’un naturel affable. Joignez-vous à moi. Il me reste un peu de ce vin qui goûte la cerise et force le palais car il est bien fait. A Dieu ne plaise, mais un vin est d’autant plus goûteux que l’eau est rare à la terre qui le produit, et je crois savoir que c’est ainsi que vous l’aimez…

 Le visiteur remercia en balayant le sol de son chapeau. – Ah ! Monseigneur est trop bon. Je reviens de l’île de Meleda, Mljet comme on l’appelle là bas, appelé en renfort par son recteur, mon collègue qui en a la charge… A dire vrai, j’ai trouvé cette Mljet si pauvre et mal tenue que, pour quelques malheureux jugements rendus pour des histoires de chèvres et de poules, je n’oserais plus vanter l’abondance de Giuppana sans louer votre accueil proverbial, ni remercier Dieu des bienfaits accordés à celle-ci...

 Lodovico sourit à l’entendre pousser un soupir qui en disait plus long que tout discours sur les guêpes et les boucs belliqueux que le respectable magistrat, à l’entendre, aurait eu à affronter.

– Je sais gré à votre indignation d’épargner les terres du domaine de Sainte-Marie, mon cher ami, mais soyez tout à votre aise car je vous comprends… Meleda, vantée pour son miel, poissonneuse comme nulle autre, est tout sauf un éden.

– Je vous accorde que Sainte-Marie échappe à mes griefs, Monseigneur… Et c’est bien pour cela que nous avons confié ce bout de l’île aux bénédictins ! Ce sont des moines laborieux et ingénieux, et qui s’entendent à faire entendre raison…

– Eh oui ! Meleda est un univers où Dieu à peine aura porté la main. Ce territoire sauvage n’a pas son pareil pour un esprit curieux… Pour en être revenu à peu près indemne, vous avez mérité ici même de ce bon vin. Nous allons donc vous en réconforter…

– Ma foi, Monseigneur, la réputation qui vous précède dit vrai. Vous êtes trop bon…

 Lodovico, qu’amuse ce début d’un entretien léger, mais qui s’y entend, d’un geste appelle un domestique pour les servir, lui et son hôte. Puis il reprend.

– les terres nouvelles que l’on a découvertes et qui sont au bout du monde, où nous sommes loin de tout, appartiennent au Très-Haut, mais il en va, en vérité, tout autant pour Meleda …

            Monseigneur avait parlé avec sérieux. Dès le pont du bateau, il avait bien senti que l’attendait une réalité restée à l’écart, une réalité qui était très différente de celle qu’il observait lors de ses courts déplacements habituels. 

– En fait, Meleda n’est pas si éloignée, géographiquement s’entend. Juste ce bras de mer… qui est déjà la mer elle-même, et c’est beaucoup ! Nous ignorons tant de choses des profondeurs de la mer… A Meleda, j’ai eu naguère moi aussi l’occasion de me rendre. Je m’y suis presque cru, un instant, avec les yeux de Christophe Colomb lorsque lui sont apparus les terres nouvelles … Mais enfin, à chacun sa destinée. La mienne est d’être parmi vous...

 – Ah ! Que dire de plus ? C’est bien vrai ! répartit l’autre. Notre île de Giuppana, si clémente, est éclairée par de sages jugements. Mais Mljet !

– Allons, Raguse y compte également quelques demeures et palais pour rappeler qu’elle y est chez elle… Ce n’est tout de même pas des cités de Sauvages que vous pensiez trouver là ? 

– Pardieu non ! répondit le recteur qui découvrait en même temps que les Sauvages pouvaient être également des citadins.

…Mais, sur cette île, poursuivait Monseigneur, que le recteur avait mis en verve plus vite qu’il ne s’y attendait, la nature semble régner en maître depuis la Création du monde. Je vous avoue y avoir ressenti à l’œuvre une présence étrange et qui étouffe à moins de vous mener à la piété. Votre île est rude et sent l’air sauvage comme dut l’être la terre quand Adam et Eve furent chassés du Paradis. Voilà qui fait regretter amèrement l’idée merveilleuse de ce que dut être celui-ci…

 – Monseigneur, vous avez raison ! répondit vivement le recteur, qui cherchait à plaire. Cette terre est celle de Caïn. Elle fut, un jour, semée de sel. On en voit la trace un peu partout autour des villages, et les paysans se plaignent d’une eau saumâtre où il ne le faudrait pas, et d’un sol particulièrement difficile à travailler ! …Eh bien, Monseigneur, le Paradis, si je puis vous faire l’aveu d’un lâche soulagement, il se trouve que je l’identifie plus volontiers aux belles demeures que nous possédons, et à ces jardins venus également d’Italie auxquels nous devons l’agrément de nous rencontrer, que dans une possession qui paie l’impôt à Raguse, mais vous arrache la peau si, par malheur, vous décidez de vous y intéresser de plus près…

 Le recteur avait le verre à la main, empli d’une liqueur d’un rouge si sombre qu’il ne semblait pas qu’il pût y avoir au monde de vin plus noir et puissamment parfumé que celui-ci. Il porta un nouveau compliment. Lodovico lui rendit la politesse. Au milieu de sa barbe épaisse, une goutte perla sur sa lèvre que, à l’instar de l’empereur Charles qui voyait en lui un allié, sinon un ami, il avait sensuelle et gourmande, ainsi qu’on le découvre dans les portraits qu’ils se firent tirer tous deux par le Titien.

 – Les Vénitiens ne sont pas loin, poursuivit le magistrat. Ils possèdent Corfou et y cultivent plus d’oliviers que nous et qu’il ne leur en faut. Qu’ils s’avisent d’y rester. Plus vous descendez vers le Midi, plus vous vous rapprochez du zénith du soleil, plus vous n’êtes que cendre… Certes, Mljet de ce côté surveille notre mer, mais, Foi de recteur ! en fait de Sipan, qui est un temple de verdure, j’estime que nous y sommes fort bien, dans un monde d’arbres et de troupeaux, comme nous le serions dans l’Arcadie, et, sans mentir, le plaisir à la bouche. Nous vivons tous ici en bonne intelligence…

 – C’est dans cette cendre que le Christ a plongé la main le premier…

 Le recteur, un instant, sembla hésiter, puis reprit : – Sans doute. Mais la comparaison entre Corfou et Meleda n’est pas fortuite. Homère lui-même y situa deux stations du périple d’Ulysse, séjours également pleins d’émerveillements pour cet homme dont l’ordinaire était si empli de tromperies et d’embûches. Monseigneur, si vous voulez bien oublier Corfou, qui est beaucoup plus bas et n’est pas de nos îles, Meleda est, des possessions de Raguse, la plus au sud, la plus excentrée, la plus extrême. Mais cette maudite île est encore assez proche de Raguse pour lui cacher le soleil… Heureusement, je ne suis pas Ulysse…

 –  Et vous auriez pu l’être ! Les Grecs n’ont entrepris leur guerre contre Troie que pour s’assurer de leurs approvisionnements en blé ! Le soleil n’est pas que cendre, il fait aussi mûrir le blé…

– …Ce blé venu par la mer et qui donne tant de souci à Raguse… Souvenez-vous de cet hiver Cinquante-sept où nous avons fâché Sa Sainteté en retenant le blé du bateau de Mateo di Florio qui lui était destiné…

– Oui, et je fus à vos côtés, rappelez-vous, ainsi que pourraient en témoigner tous ces cardinaux auxquels j’écrivis pour qu’ils fassent bon accueil à l’envoyé venu leur en donner explication. Le Grand Turc avait fait décharger à Constantinople tout ce qu’il avait pu. Les Turcs avaient commencé une autre guerre aux chrétiens que celle des armées… J’ai suffisamment vu de famines en Italie, Monsieur le Recteur. Mais pas à une telle extrémité. Et le malheur était qu’on ne pouvait pas secourir les Ragusains avec de l’argent, parce qu’il leur fallait des fèves ou d’orge, ou que sais-je encore…

– Et, de leur côté, les Vénitiens retenaient nos chargements à Korcula et à Corfou…

 – Ne dites pas trop de mal des Vénitiens. Grâce à leur flotte qui sillonne la mer, nous sommes en grande sécurité. J’en remercie Dieu chaque fois qu’il me faut rentrer à Raguse de Giuppana …

 L’allusion aux malheurs passés avait inspiré au recteur une irrésistible évocation de pressoir et Bacchus s’était invité dans la conversation. – Hum… ce vin a décidément un bouquet de griotte, fit, en connaisseur, ce personnage taillé d’une seule pièce. Outre sa charge, il avait encore quelques vignes, des olivaies, du bétail à l’abri du soleil, et quelques lopins au terreau de la première qualité…

 Monseigneur éteignit dans un sourire un mouvement qui, pouvant exprimer de la contrariété, échappa à son vis-à-vis.

– Ces terres, ces vignes, je les ai faites fructifier. Ce vin, je l’ai fait à nouveau produire, et voyez le résultat…

 « Quoique au fait de la littérature, cet homme a l’esprit court », se dit Ludovico, n’en laissant rien paraître. Il avait beaucoup dépensé pour Giuppana, ce pour détromper les gens de Raguse, habitués à ce que les Italiens s’enrichissent à leurs dépens et s’en retournent les poches pleines. 

Il se résolut à cacher combien l’affligeait que trois cents écus de dettes qu’il avait contractées ne pouvaient l’autoriser à récompenser ses serviteurs d’un seul carlin comme il l’aurait voulu, eux qui l’avaient suivi jusque là. Il ajouta : –  Il est aussi très fort et vous faites bien de le boire au frais… Se tournant vers le domestique : –  A-t-on pensé à donner à boire au cheval ?

                                                           *

 Il y avait eu un silence entre les deux hommes. Chacun songeait de son côté. Les guêpes s’attaquaient aux raisins. La cigale épandait l’enroué de sa voix. On pouvait presque entendre, sous l’écrasement de l’été, crépiter dans le silence chardons et centaurées.Quoique les sentiments qui animaient l’archevêque lui échappassent, le recteur reprit, pour faire bonne mesure.

–        Ainsi donc, Monseigneur connaît notre île de Meleda ? Monseigneur opina :

– J’y ai un ami très cher en la personne de Don Crisostome, qui en est aujourd’hui l’évêque. Un bel esprit, de ceux que les Ragusains savent choisir. C’est un  bénédictin du Mont Cassin qui fut jadis à Trente, pour le Concile. Pour lui comme pour moi, le diocèse est une barque qu’il faut mener à bon port. Son abbaye est à cinquante mille d’ici, ce qui fait que je le vois peu…

 –  J’ignorais qu’il fût aussi votre ami. Si c’est le cas, il doit souffrir de cette séparation autant que vous. J’estime beaucoup Monseigneur Crisostome. Sa mission est ardue. Meleda possède une nature particulière qui, en somme, rappelle les temps anciens…

 – Je ne vous le fais pas dire. Mais ne vous laissez pas séduire après avoir condamné… L’homme, alors, n’était déjà plus innocent. En vérité, il avait déjà péché…

Une nature qui nous résiste ne signifie nullement qu’elle puisse être vierge. Comme je vous l’ai dit, c’est un peu notre Amérique à nous que nous avons là, à portée de la main. On y découvre, c’est bien vrai, comme un rappel de ce que Dieu fit pour le profit des hommes. Mais l’Age d’or s’est perdu. Votre Arcadie n’a pour effet que de nous en consoler. Sans cesse, elle se dérobe. Ce serait là du vrai travail d’artiste que de mieux l’interpréter et l’expliquer …

– Et, Monseigneur, vous en êtes un !

– Hum… Je vous arrête. La nature est une et l’homme en fait partie. Mais l’homme n’a compris la beauté de la nature que depuis très peu de temps. Depuis que nous ressentons le charme de la nature, l’esprit et l’âme ont fait librement un pas immense dans la connaissance de la vie intérieure. Mais laissez à mon ami Michel Ange ce qui lui appartient. Cet homme-là est un vrai découvreur de la nature humaine. Les découvreurs de génie préparent leur campagne en hommes hardis et avisés qu’ils sont. A la Grâce de Dieu, Michel Ange cherche et trouve. Nous autres Italiens avons un instinct différent de celui des autres nations. C’est ainsi que la terre est ronde, et qu’elle tourne, et qu’en ayant l’Amérique, nous avons perdu tous ces royaumes que nous avions rêvés, faute de les avoir rencontrés. C’est du reste compréhensible : leur géographie était en réalité fort incertaine…

 Monseigneur s’en voulut de cette envolée sans considération pour celui qui l’écoutait. S’en repentant, Lodovico voulut des mots qui touchent. Aimable sans renoncer à ce qu’il avait en tête, il se mit à portée de cet esprit sans détours.

 – Je comprends que de telles considérations ne soient pas les premières des conditions de votre labeur, si exigeant, à Giuppana. Vous êtes un homme d’organisation quoique je n’hésite pas à vous reconnaître homme de goût. Il vous faut un pied à l’étrier, et l’autre bien appuyé sur la terre, pour exercer convenablement la fonction de recteur. Raguse vous en sera certainement reconnaissante...

– Monseigneur… fit l’administrateur dont le visage s’éclaira. On le voyait plus pénétré de la gravité de sa fonction que de son titre de comte. Il aimait que d’autres se chargent d’en faire état pour lui.

…Vous avez raison de dire que mes raisons à moi sont plus austères. Elles me laissent, hélas ! moins de loisirs que je ne le voudrais. Ainsi à Meleda…

 Lodovico qui, pour sa part, avait trouvé matière à propos, ne le laissa pas poursuivre.

– Je vous vois trop modeste. Vous êtes de la trempe de mes voisins, les Skocibua. Tout le mérite leur revient d’avoir fait prospérer le chantier de bateaux de San Giorgio. Comme eux, vous avez de larges vues. Je tiens ces gentilshommes pour des jardiniers avertis autant que des négociants ! Vous-même, votre résidence de Porto Giuppana est exquise et ne le cède ne rien à celle-ci, à laquelle a contribué chacun de mes prédécesseurs depuis cent ans. Mais encore, avez-vous vu leur villa ? Et celle des Gethaldi Gondole qui la borde ? Et ces jardins magnifiques ?

 – Ah ! Vous l’avez dit ! Et les dames de Raguse y sont pour beaucoup, répondit le recteur deux fois conquis par l’argument…

 Amour, à demi nu, lui avait versé de son vin dans le cœur. 

 –  Il n’y a pas si longtemps, elles se montraient pareilles à ces huîtres fermées de Ston sans penser que, à faire montre d’aussi peu d’avantages, il ne se serait trouvé personne, sinon marié contraint et forcé, pour pousser la porte afin d’en vérifier le dedans ! Depuis, les voici philosophes et manient le latin. Les voilà bien changées… Il est vrai que régnait aussi à Ston un inquisiteur des plus intraitables et que vous l’avez mis au pas !

– Hum, s’agita Lodovico, choqué par la verdeur du propos. Parlez plus bas, mon fils… Bacchus eut un rire, chuchota à l’oreille de Pan. Son ouaille, le vin aidant, s’était crue autorisée à forcer le ton.

 – Oh! Je ne vois pas matière à ce que vous vous récriiez ! Même un homme fort absorbé et bousculé comme je le suis, pour qui la réalité est comme le lit de Procuste, trouve à s’émouvoir quand la beauté de la forme s’unit à la beauté du fond. …Il y a comme un besoin intérieur, une passion vraie chez les Ragusaines quand elles se montrent aussi accordate all’ambiente, ainsi que le leur enseignent les poètes. Elles réunissent dans leur personne la beauté, l’éducation et le talent, et il en est des musiciennes excellentes et d’autres dont la nature vaillante ne le cède en rien sur la virilité…

– C’est pourquoi j’ai demandé aux cardinaux l’abrogation du bref de Jules II qui excommuniait les Ragusains qui accordaient des dots excessives à leurs filles…

– Eh ! Laissons-les cuire dans l’eau qu’ils ont mise sur le feu, si c’est là ce qu’ils souhaitent ! Mais j’en ai été convaincu de mettre mes filles au couvent… A Raguse, les femmes sont bien gardées. 

 Lodovico sourit, se demandant comment ne pas désespérer.

 – Il n’est personne, en effet, qui, mieux que celles-ci, ne sache parler d’amour comme je le fais de la piété… Exception faite du grand Pétrarque, bien sûr. Mais celui-là reste à jamais indépassable. Combien de démons intérieurs et de troubles n’a-t-il pas affrontés pour élever ce qu’il avait d’immortel en lui !

– Ah ! Monseigneur ! Avez-vous vu ces bouches gracieuses, finement soulignées, ces mentons fermes, ces lourdes chevelures aux mèches tombantes, les traits profanes de ces belles contemporaines !

–  Avez-vous vu, mon cher fils, ces nez droits, cette courbe des sourcils, ces traits divins et harmonieux qui viennent ressusciter l’idéal de l’Antiquité !

– Vous qui êtes notre maître en fait de pétrarquisme, quoique l’habit que vous portez pour un peu nous le ferait oublier, vous aurez certainement visité les jardins de Trsteno (il disait « Trsteno », usant de la langue des paysans croates qu’il côtoyait). Le tableau de ces jardins est composé des espèces les plus variées et les plus remarquables. Ils l’emportent tellement par leur composition qu’on les distingue depuis Giuppana à l’œil nu…

– Certes, ce cadre d’ombrages et d’eaux est fort beau. Où trouverions-nous aujourd’hui un sentiment plus sublime que dans ces bois sacrés de l’amour qui éprennent les âmes sensibles de retraites volontaires ?

 Lodovico, narquois, et dont une ombre semble avoir creusé un instant le visage, se reprend. Femmes et jardins, il se fait évasif : – Il est vrai que tous ces murs, plus ou moins fortifiés de tours, dérobent aux regards du vulgaire un merveilleux art de vivre domestique. Tout cela me rappelle, et de la façon la plus heureuse! les villas qu’édifièrent, dans mon pays, les Médicis. Et cette villa de Tivoli, où  le cardinal Trivulce multiplie, suivant les règles du beau, les vignes et les rosiers de toutes espèces. Je suis heureux de voir, sans copier l’œuvre du maître, ce pays-ci à leur école… Le séjour de Raguse procure bien des observations et des joies…

 …Mais prenez donc, mon cher ami, de ces fruits de table. Je viens de nous les faire apporter… Et, comme le dit le proverbe arabe (les Arabes, n’est-ce pas ? sont de grands voyageurs), « étendez vos pieds de toute la longueur qui est celle du tapis », ce qui devrait vous dédommager de votre lit de Procuste. J’en appelle au Créateur, ce lit désigne sans doute moins les bontés de la nature que l’ouvrage des hommes, dont le moule est étroit… Mais il me semble que je m’aventure et que ce discours de prélat vous ennuie...

                                                           *

Le recteur avait eu un nouveau geste de protestation. Lodovico y alla d’un sourire, assorti d’un signe de croix.

Son auditeur considéra le sourire et jugea obligeant d’y répondre. En revanche, ne s’estimant pas concerné, il ne se vit pas tenu à un acte de contrition. La méditation n’était assurément pas la recette qu’il employait au chevet de ses soucis terrestres. Dans les plaisirs et les dépenses de la vie, il cherchait avec avidité remède aux contraintes de son état.

 Lodovico réfléchit à la manière dont il pourrait poursuivre cette conversation sans se mettre hors de portée, ni lasser son visiteur.

 – … Mais j’en reviens à Meleda, puisque vous y étiez et que ce sujet vous importe. Je m’y suis donc rendu voici quelque temps. Je m’en souviens comme si c’était hier. …Plus vous vous avancez vers le couchant du monde, comme le firent nos plus glorieux découvreurs, plus la vie apparaît habitée de peuples jeunes et ignorants que la nature, qui est leur état, presse de trouver refuge contre la nécessité. Où s’en aller fuir encore, dans le temps comme dans l’espace ? Où sont les îles fortunées que l’Amérique a effacées des cartes ?

L’autre se récria, tout à fait convaincu, cette fois, qu’il avait affaire à un rêveur : – Mais Monseigneur, jugez-en par vous-même ! Votre île fortunée, nous y sommes, vous et moi ! C’est celle-ci ! C’est Sipan !

 Lodovico ne releva pas.

 – …Ces peuplades viennent après nous dans le jour et ne reçoivent le soleil qu’au moment où il se couche dans nos contrées, ce qui explique qu’ils ne peuvent jouir pleinement de nos lumières. C’est pourquoi il est charitable que l’on aide à se convertir ces Sauvages adorateurs d’idoles…

– C’est là parole digne d’un digne représentant de Dieu ! Il me semblait pourtant que le corps de ces Sauvages était plus hâlé de soleil, leur œil plus féroce que celui de vos paysans de l’Evêché ! s’exclama le comte à l’étonnement de son hôte.

 Le recteur, qui était fier de son île qu’il arpentait de si bon cœur, semblait décidément avoir une querelle à vider avec le soleil. On a vu que lui-même ne craignait pas de s’exposer à ses flèches pourvu qu’il s’agît du soleil de sa chère île. Il eût été plus digne d’admiration s’il n’avait pensé également que le soleil était juste assez dur et assez bon pour les vignerons de Sipan et les manœuvres du chantier de San Giorgio, mais que la lumière s’accommodait aussi de l’ombre et que l’ombre se réservait pour la bonne société.

 Encouragé par Monseigneur à les étendre, le comte avait fini par se prendre les pieds dans le tapis du tête-à-tête. Lodovico ne sut s’il fallait lire dans cette saillie, d’un gros bon sens, de l’ironie ou une nouvelle marque de candeur.

 – Qu’importe… Pour ce qui concerne Meleda, Monsieur le Recteur, cette île fut convertie il y a longtemps. – Quoique je ne les aime point, ce sont de bons chrétiens, Monseigneur, que j’ai vus là…– Oui, dont même Saint-Paul daigna s’occuper. Les sanctuaires à son nom y fleurissent partout.

– Justement, rétorqua l’autre, ce sont, à mon avis, beaucoup de sanctuaires pour bien peu de monde…

– C’est qu’elle possède toujours je ne sais quoi de sincère, lui objecta Lodovico. On n’y trouve pas d’hérésie, mais des mœurs pures. A ceux de Meleda, Dieu a presque pardonné !

 Tous deux s’arrêtèrent, chacun sur ses positions, Monseigneur perdu dans sa pensée. Le recteur arrêté dans les siennes examinait ce que ces vilains pouvaient bien avoir en commun avec les Sauvages dont il pensait qu’ils n’avaient pas de visage…

 Lodovico fut le premier à reprendre.

 – Il y a peu, nous avions peur encore de la nature comme du démon. Aujourd’hui, nous rendons grâce au Seigneur de nous avoir appris à ne plus la craindre. Mais la foi rustique des pères du monastère de Sainte-Marie, qui s‘activent au service divin, n’a rien changé à l’affaire. Dans cette île, quelque chose a subsisté de cet effroi d’antan pour le péché…

…Il y avait, sur le grand lac de Meleda, fendant finement sa surface, une de ces barques à proue retournée comme en construisent les Sauvages et qui me paraissait dire toute l’Amérique. Cette sérénité ne pouvait être l’oeuvre du diable et, pour ce qui est des Sauvages, Bartolomeo de Las Casas affirme que ceux-ci ont une âme…

Cette forme gracieuse et son unique rameur, que je voyais s’éloigner lentement, franchement m’émurent. J’étais transporté dans un autre état que celui, confortable, entouré de livres, qui me tient compagnie à Sipan. J’avais le cœur soudain dépouillé. Cependant, je ne me sentis nullement abandonné par Dieu. Plutôt fortifié par l’exemple du pécheur solitaire qui s’en allait sur l’eau là bas, vers une destination non révélée.

 Le recteur découvrait que Monseigneur s’intéressait décidément beaucoup aux nouveaux mondes et aux peuplades qui y vivaient. Il objecta : – Monseigneur, cet homme pouvait être n’importe qui…

 Lodovico ne jugea pas utile de lui apprendre qu’il avait négocié à Venise, confiés à un sien parent, deux arcs et des flèches venus de chez les Sauvages, et qu’il destinait le tout à sa bibliothèque de Bologne où, confié à un sien parent, s’aménageait un cabinet des curiosités. L’autre n’aurait pu comprendre non plus que la lecture fût sa seule distraction. Il s’était fait envoyer, de Venise une fois encore, les récits de voyages édités par Ramusio et les relations des jésuites en mission, qui parlaient de ces pays lointains, simples et ouverts à la prédication. Monseigneur aurait aimé qu’on lui dise qu’il en allait ainsi tout autant à Meleda. 

 Lodovico trouva soudain l’idée insupportable d’une foi si brute qu’elle allait jusqu’à épouser les formes épaisses et la simplicité mafflue de Monsieur le recteur de Sipan. Ce dernier avait côtoyé, à Meleda, des formes de vie auxquelles il ne pouvait rien comprendre. Il était clair que ni l’archevêque, ni le recteur, tout à leurs considérations personnelles, n’avait entendu réellement ce que l’autre disait.

 Les deux hommes en restèrent là, chacun dans ses idées, se promettant de se revoir, remettant la suite de cette intéressante conversation à plus tard, plus par civilité que parce qu’ils s’estimaient satisfaits de l’entretien.

Le patricien de Sipan prit congé debout, le chapeau à la main, saluant Monseigneur, un œil sur le flacon de vin à demi vide, et requit l’autorisation d’une prochaine visite dès lors que le temps de celle-ci était passé et que, à l’entendre, la discussion avait été des plus profitables.

 « Il fallait s’y attendre. Un mystique »… avait-il dû conclure sur le départ, confronté aux visions extatiques et bigleuses de cet évêque qui commençait à l’inquiéter sérieusement pour Monseigneur…

 Il se sentait profondément étranger au besoin éprouvé par ce soliloqueur d’embrasser de l’œil de vastes horizons sans même le prix de fatigues et de contusions, d’habits coûteux ramenés en lambeaux, qui chez lui, appelé à se déplacer, étaient monnaie courante. Meleda, dont la ligne des montagnes s’apercevait çà et là depuis les échancrures de la côte, demeurait en deçà de sa perception comme elle était en deçà de son projet pratique. C’était un homme simple. L’hérésie, ni l’inquiétude n’étaient dans son cœur qui n’en était pas menacé.

 Resté seul, Lodovico réfléchit à ce qu’il venait de dire et d’entendre.   

 Erudition, curiosité géographique, agitation du siècle, tout s’arrêtait, piétinant devant ce rivage du Tout-Puissant, l’énigme « américaine » de Meleda, restée exposé à la rectitude originelle. Une telle friche offerte au labeur et à la prédication, avait échoué peut-être du déluge. Troublé et émerveillé, ému de sa propre imperfection, il y devinait la face intacte de Dieu.

                                                                       *

Sous les rameaux sacrés, l’automne était déjà proche, saison où l’on fait pleurer le raisin et ruisseler la vendange, et qui, dans son déclin, rencontre à Sipan le printemps sans médiation, car l’île ne connaît ni le gel, ni la bise.

 Le recteur avait vaillamment poursuivi tout l’été ses déplacements, honnête administrateur, vigilant et scrupuleux.

« Oubliez vos intérêts privés au profit de l’intérêt général » proclamait l’inscription, gravée au linteau de la porte de la salle du Conseil, qui présidait à la destinée vertueuse du monastère laïque qu’était Raguse.

Quant à lui, les grandes chaleurs passées, l’archevêque était peu réapparu à Sipan, et seulement pour s’y soustraire à la vue des Ragusains lorsque sa correspondance abondante, trop de fois différée par les débats, les messes et les audiences, lui commandait de s’y retirer. A sa manière dérobée qu’il avait bien à lui, il avait fait sienne cette autre devise de la République qui affichait fièrement, à l’entrée de ses murs, que la liberté n’était pas à vendre, malgré tout l’or qu’on lui aurait promis. La liberté n’était pas à vendre, mais l’amitié s’entretenait d’échanges, ne comptait pas son temps, attendait des concessions…

Lodovico mit beaucoup de sa peine à s’informer auprès des fourreurs afin de satisfaire les demandes qui lui étaient adressées d’Italie. On traitait, à Raguse, les peaux de fouine de Bosnie. Les peaux d’agneau nouveau-né y arrivaient depuis les Pouilles et les pays morisques, mais leur qualité laissait à désirer. La pénurie pouvait aussi surprendre ; le marché n’avait alors à proposer que de maigres peaux de loup assez bonnes pour les prêtres et pour les militaires.

En prévision de l’hiver, Monseigneur de Venise eut sa doublure en peau de renard que Lodovico fit tanner spécialement pour lui quand il le put, car il fallut attendre. Tel bon chasseur trouva son chien de chasse. Il reçut jusqu’aux maîtres d’écurie que les seigneurs italiens recommandaient à Monseigneur car il voulaient des chevaux et qu’il en arrivait de très beaux, vendus à Raguse, des confins du pays turc.

 Une fois, Lodovico se fit prêter un cheval, lui qui n’aurait pu s’en offrir un et dont l’ordinaire allait à pied. Accompagné d’un domestique, il gagna le sommet de Sipan, qui n’était pas fort élevé mais dont la pente était raide et le maquis rebelle. Pétrarque avait gravi le mont Ventoux, Dante la Bismantova, qui est sur le territoire de Reggio, et le grand pape Pie II le mont Amiata, innocentant du même coup cette pratique, devenue autorisée à qui suivrait leurs pas.

 Comme l’air était fort doux, la progression fut lente, agréable, et paisible. Lodovico y puisait une sensualité apaisante. Dans ces lieux sûrs, il n’était point besoin de s’étonner des bruits. Il n’y avait guère d’intrus sur les chemins, sinon quelque Satyre cornu, quelque Sylvain chèvre-pieds, ou quelque Faune velu, mais Monseigneur, ne craignant pas Dieu, n’était pas non plus leur ennemi.

 Son regard s’attarda au passage sur les oliveraies que le recteur possédait en propre dans cette partie de l’île. Il vit que les sols dégagés sur lesquels poussaient les arbres étaient les plus soignés qu’on pût y rencontrer.

Comme il prenait de la hauteur, la mer lui apparut. Les incursions des pirates et des haïdouks, lorsque les saisissait l’envie de s’attaquer à Meleda, ne s’étaient guère aventurées encore aussi près des canons de la marine, si bien qu’on n’aurait su dire si ces agressions limitées interrompaient le cours de la paix, ou si celle-ci interrompait le fils de ces menées intempestives. Quant au rare sanglier qui se serait aventuré depuis le continent à traverser le canal de Calamotta, il ne pouvait guère espérer se réfugier aussi loin à l’intérieur de Sipan. Les chiens, dont le commerce de Raguse était si fier, auraient eu tôt fait d’intercepter sa course et, à plus d’une reprise, la table de l’archevêque avait reçu sa part de viande en daube, rapportée par un chasseur fortuné. Le corps du prélat, confortablement enveloppé de vêtements de laine d’Angleterre, se laissait bercer par la foulée de sa monture.

 Il n’y avait donc guère de dangers à craindre, pas de Saint-Antoine au désert en proie aux tentations. Cependant, Monseigneur aurait pensé contraire à sa situation de mettre pied à terre et d’éprouver la qualité du sol, embrené par les lapins et les chèvres, ce qui lui aurait été tout un enseignement. Il savait que Meleda, en revanche, était un lieu infesté de bêtes venimeuses. Pourquoi cette différence ? Il l’ignorait, mais souhaitait y voir un reste peut-être de la punition divine. Il espérait dans une épreuve réservée au pénitent, mais mortelle à l’hérétique.

 

De la hauteur de Sipan, la vue s’écarquillait tant elle portait loin, posée sur l’horizon des côtes surplombées où paraissaient s’écraser les grandes coupes du sol.

En face, sous les nuages bas d’une atmosphère franchement maritime, se dessinait Meleda, l’île aux gros pontons qui sent la fourrure et la boucane, nappée de brume et prise des météores de la pluie et du vent… Meleda, telle le cyclope archaïque apparu pour le recteur, dont la connaissance réelle des cyclopes était nulle, mais leur réalité supposée plus proche de ce qu’il ressentait… Meleda encore, qui attendait la venue d’un orage… Et, ainsi que le savait Lodovico, les orages étaient ici violents, tanti tuoni e saette che pareva un Mongibello…si prodigues de coups de tonnerre et d’éclairs qu’on se serait cru sur l’Etna !

 Monseigneur attendit quelque temps, fasciné par cet opéra de la nature que sa complexe machinerie préparait. Il se voyait comme une nef fragile face à si grand déchaînement. Il savait aussi que la mer, après la tempête, s’apaise et bonifie… Quand les persécutions cesseront-elles ? Quand reverrait-il les siens ? Ou encore tel de ses amis survivants, ancre principale de ce bois de barque dans lequel il était bâti ? 

 « J’admire Don Crisostome, se dit-il. Il connaît bien ce pays. Il en parle même la langue. C’est un sérieux avantage qu’il a sur moi. Je vis environné des Turcs, dans un pays où l’on ne voit que des pierres, et ne puis communiquer sans interprète qu’avec le quart cultivé de sa population... »

 L’archevêque ignorait si le recteur entre-temps avait été appelé à revoir Meleda dont l’étrave fendait la mer et dont les pluies soulageantes emplissaient en cet instant les citernes. Là aussi, sans doute, reprenaient vie les espèces en dormance, et la gent insulaire devait s’activer dans les travaux de saison, libérant les bêtes gardées dans l’étable ou dans la bergerie.

                                                           *

 Monseigneur, durant ces quelques séjours volés à sa charge, avait refusé les visites. Il en avait profité pour prendre des nouvelles de ses canaris restés à Bologne, insistant pour que ses oiseaux soient exposés autant que possible au soleil, qu’il ne les perde surtout pas, que leur race précieuse ne s’éteigne. Il aimait les oiseaux, à l’instar de l’illustre Bembo, le maître de sa jeunesse, leur prêtant, autant qu’aux arbres, la joie amitieuse qu’il ressentait. Souvent lui prenait le désir d’être lui-même un faucon pèlerin libre de revoir sa patrie et que ni la mer mauvaise, ni le vent déchaîné n’arrêtent.

 A la demande des comptoirs ragusains de Londres, il avait profité de ces brèves retraites pour adresser à l’archevêque Pole de Canterbury, autre grand conciliateur, une longue missive par laquelle il représentait, au premier évêque d’Angleterre, que Raguse ne pouvait tomber à bon droit sous l’édit de la reine Mary, qui punissait d’ostracisme commercial les cités marchandes d’Italie. Quoique Italien lui-même, Lodovico sollicitait l’intercession de ce dernier en faveur d’une République par ailleurs policée et sagement gouvernée par des patriciens qui n’avaient rien d’oisifs.

 Lodovico expliquait encore à son éminent correspondant comme Raguse se révélait, à l’observateur attentif, plus slave qu’autre chose par la langue et les allégeances balkaniques de son commerce, ainsi qu’il avait eu maintes occasions de le constater personnellement. Ces âpres affaires lainières qui mettaient aux prises intérêts italiens, anglais et anversois, les Ragusains n’avaient rien à y faire. Ils n’étaient pas des concurrents, juste des exportateurs. Leur rôle se limitait au débouché d’Ancône jusqu’au Levant où ils transportaient par mer fourrures des Balkans et carisées anglaises, tissus de laine du reste assez moyens.

 Antonio Giganti, son secrétaire qui était aussi son ami, levait parfois le nez du parchemin sur lequel courait sa plume sous la dictée, et le regardait songeur. « Cet homme fait le bien où il le peut », se disait-il. Je ne suis pas sûr que ceux d’ici le méritent tout à fait… »  La lettre terminée, Lodovico, scrupuleux, la revoyait, voulant avant tout être compris, repris par une vieille habitude qu’il avait d’ajouter de sa main en surcharge la traduction italienne des mots et adverbes latins qui lui avaient échappé durant la dictée.

 Lodovico savait pertinemment que, s’il y avait cédé – et il le faisait d’ordinaire très volontiers, tous les plaideurs, les intercesseurs, les clients des riches, les femmes en mal d’enfant, auraient empli sa demeure de leurs plaintes. La Rancœur, la Pauvreté et la Convoitise, tantôt dans une version jeune et vigoureuse, tantôt vieille et abîmée, auraient sali son quotidien de leurs mains, fissuré la pierre de ses murs, et sa méditation de leurs tristes doléances.

 Ce n’était pas là un état favorable pour rencontrer la quiétude et s’adonner à de nobles occupations. Le recteur, avec son sens commun, n’aurait pas été en reste de visites, s’il l’avait pu. A celui-là, s’il s’était avisé de paraître, ayant appris que la villa épiscopale avait rouvert, Lodovico s’était demandé quel prétexte invoquer pour lui refuser l’accès sans commettre l’irréparable. Mais trop affairé sans doute, le recteur comte n’avait pas reparu.

 Ils se revirent en public à l’occasion d’une de ces joutes littéraires auxquelles assistaient les nobles et le clergé, et dont la cathédrale était le siège. Quelques dames de lignage, de ce type féminin qui semblait tant plaire au recteur, attirèrent les regards. Il était rare qu’elles sortent. Elles firent tant honneur à la cité que Monseigneur fut amené à penser au recteur qui n’avait pas craint de leur témoigner, en sa présence, son estime. Il le chercha des yeux et l’aperçut dans l’assistance. Ils échangèrent deux mots polis, mais ni l’un, ni l’autre ne fit allusion à la conversation qu’ils avaient eue, l’été précédent, dans la résidence de Giuppana. L’eussent-ils voulu que la circonstance de toute façon ne s’y prêtait  pas. Peut-être aussi, le temps de la reprendre était-il passé, les fruits et le foin rentrés, dans le mouvement affairé des bonnes affaires.

 C’est alors qu’ils se revirent pour la troisième fois, l’archevêque, cette fois, étreignant à propos le recteur, tous deux se saluant comme de vieux amis guère revus de longtemps, se rappelant l’heure passée ensemble à deviser, l’été pourbouilli du chaud, et le vin au goût de griotte.

Le recteur, flatté de cet accueil, fit meilleure contenance que prévu. Mais le regard, tout au plus, franchit les conventions. Cet homme, conduit par sa nature, n’était pas ignorant des usages. Pourtant, il se hasarda : – Et Meleda, Monseigneur… - Ah ! Meleda !... La question leur avait brûlé les lèvres à tous deux. Que répondre à ce regard entendu ? - Meleda… Meleda… Île au goût de miel… Et vous-même, Monsieur le Comte, êtes-vous retourné depuis à Meleda ?... – Saint Blaise m’en garde, qui vous l’a confiée plutôt qu’à moi !  C’était dit.

 Lodovico eut comme un geste de dénégation, espéra revenir autrement sur la question. Mais l’affaire était entendue, et l’autre avait pris le pas sur lui. D’ailleurs, il y avait chose plus importante…. A Raguse, port neutre où tout bateau peut faire escale, les nouvelles vont vite, encore que les Turcs ne laissaient passer que les nouvelles qu’ils voulaient. Mais on avait vu tout l’hiver durant, depuis janvier, des seigneurs français y prendre logis, en route pour une ambassade à Constantinople.

 Ce Quatorze mai Cinquante-neuf, Lodovico, que les rapports alarmaient, avait signalé à Rome cent vingt voiles turques rassemblées à Négroponte. Elles avaient pour mission de  pousser jusqu’aux Pouilles pour y défier l’Empereur. « La mer sera pleine d’armées cet été », s’était-il déjà empressé d’écrire à ses divers correspondants, comprenant que le roi de France avait obtenu l’alliance du Grand Turc.

Une frégate vénitienne qui se rendait de Dulcinj à Zara, où se trouve l’amirauté vénitienne, et qu’on avait laissé passer parce que Venise ne s’était pas déclarée pour la guerre, signalait, le Quatre juin, les Turcs en route pour Otrante où les attendaient soixante-deux galères espagnoles dont le nombre ne pourrait les arrêter. Le lendemain, les marins d’une marciliane de chargement venue des Pouilles avaient entendu, sans voir, des salves d’artillerie en pleine mer…

Pressé par ses informateurs de la rue des banquiers, où se pouvaient cautionner les fables des quais les moins folles, Monseigneur écrivit en hâte au gouverneur d’Ancône.

 Ce mois de septembre-là, au grand émoi de la population, Monseigneur l’archevêque rentra précipitamment de Giuppana par crainte de l’armée turque. Les Ragusains s’enfermèrent alors derrière leurs murs comme des oiseaux en cage, serrés dans la petite ville, se résignant à regarder les armées qui passeraient… Car si Venise s’avisait de jeter sa flotte contre celle-ci, Raguse elle-même ne serait pas à l’abri d’un pillage depuis que Venise s’était rapprochée de l’Empereur. Les gens de Naples, qui sont aux Espagnols, ne croyaient pas à l’imminence du danger. Ils se trompaient…Les Turcs en feraient leurs esclaves et les vendraient bientôt sur les marchés…

 La flotte turque se décida pour eux. Le Treize juin, les galères turques prirent Sorrente et Massa, qui ne s’y attendaient pas. A Raguse, rien ne se passa, et la faveur des Princes omit de s’étendre sur son serviable et clairvoyant archevêque.

                                                           *

Les faveurs du monde et des Princes ne sont jamais acquises.

 C’était un motif excellent pour appliquer à soi-même le principe de résidence pour lequel on a plaidé pour tous, évêques et diacres, si peu empressés de gagner leur diocèse pour y veiller sur la vraie Foi.

Ainsi, cet Alvise Corner, qui a obtenu l’évêché de Zara et, nommé cardinal, vit à Rome, cédant l’évêché à son vicaire, se réservant la moitié des rentes et le droit de retour pour le cas où... Celui-ci, Lodovico, d’ordinaire si clément, si peu enclin à sévir à l’endroit des méchants, décidemment ne l’aimait guère. Le vrai remède contre l’hérésie et le désordre, affirmait-il à qui voulait l’entendre, est un : la réforme des mœurs, non des dogmes fondamentaux. Aussi pointait-il Alvise Corner du doigt, le citant comme l’exemple à ne pas suivre.

 - La pratique doit prendre le pas sur la théorie. C’est la leçon que j’ai tiré de la contestation à Trente. L’évêque au cœur de son diocèse est un livre vivant. Je souhaite que les Ragusains sachent, pour leur bonne fortune, tout l’intérêt que leur porte leur Pasteur. Pour la plus grande gloire du Seigneur, pour tous les Ragusains, Lodovico promettait des paroisses… C’est ainsi qu’il hébergeait de longs mois des voyageurs de toutes les nations, religieux, étudiants pauvres, dont il assurait l’éducation, sans compter ces chapelains sans le sou et ces recteurs d’église qu’il avait sous ses ordres et qu’il tenait pour des serviteurs de Dieu incapables et grossiers. Il se résignait à les voir à l’idée que tous les hommes, quoiqu’ils soient tous d’essence divine, n’ont pas, pour vivre, la même base qui les associe et qui soit  large et raisonnable. Il semblait que Dieu n’y eût pas pourvu d’emblée et que l’homme dût rechercher dans sa nature la ressource de son esprit, la formule de son humanité. Et ceci valait pour les gens de Giuppana et Meleda, pour les Sauvages, et – il l’ajouta à sa liste – sur une base particulière pour le recteur de Sipan… Ces gens étaient comme la terre âpre et rocheuse. Il lui revenait de les amender.

 Les conciliateurs, l’Empereur même, qui avaient plaidé la réforme de l’Eglise et prôné la conciliation avec les hérétiques du Nord avaient perdu la bataille. Les évangélistes étaient en prison, comme le grand cardinal Morone, ou tracassés de mille manières et pourchassés. Désormais, le pape Paul IV et la curie romaine poursuivaient de leur vindicte les protecteurs de Monseigneur.

A l’écart de tout ce bruit, Lodovico souffrait en silence à Raguse. Il n’y avait toujours pas place à Rome, dans l’entourage du pape, pour un réformateur du camp des vaincus, qui préférait l’exil aux persécutions et se montrait assez prudent pour consentir à un bannissement déguisé où on daignait feindre le croire encore utile.

 Irait-il embellir selon ses vues, sur ses écus, l’église de la porte Pile, ainsi qu’il l’envisage ? Construite il y a peu, elle ne sert déjà plus que de dépôt. Mélancolique, il cherchait où se faire enterrer plus tard, ici, à Raguse, dans ces murailles, l’âme enfin libérée de tout ce qui était étranger à sa nature. Michel Ange le lui avait promis, célébrant son ami dans de charmants sonnets, personnellement dédiés et envoyés depuis l’autre côté de la mer. Le Sénat de la ville ne le voulut pas.

 Tout cela avait fait que les séjours à Sipan reprirent lorsque la mer n’était pas houleuse et que les Turcs se furent calmés. Seules ses lettres à ses amis de Venise, de Rome ou de Vérone, où il laissait libre cours à ses sentiments, en disaient long sans détours sur le sentiment d’isolement qui le tenait sur son rocher.

 Ludovico poursuivit sa tâche sans plus s’étendre sur son sort. Sur ces confins de la chrétienté, la religion était bien le pilier de la République. Il était dans une vigne plantée au milieu des rochers et s’était trouvé dans l’action de la cultiver. Et pour cause, sans penser se départir de sa vieille sagesse, de son antique mansuétude, après avoir évincé son subordonné de Ston, décidemment zélateur, et après tout subordonné, l’Inquisiteur maintenant ce serait lui, du moins dans les jours qui ne le conduiraient pas à Sipan, car telle était la dernière volonté de Rome à son endroit.

 Gigante lui avait tenu, un jour qu’ils étaient en tête-à-tête et se confiaient mutuellement leurs doutes et leurs soucis, un discours étonnant par son discernement. Lodovico ne savait plus très bien comment ils en étaient arrivés là, peut-être avaient-ils tous deux évoqué le recteur, ou quelque autre magistrat ragusain du même tonneau, mais son secrétaire, en serviteur lucide, en était venu à lui déclarer ce qui suit :

 – Je vois bien, Monseigneur, que vous portez votre mesure en vous-même. Vous ne seriez pas archevêque à afficher un tempérament lascif ou violent, encore qu’on ait connu des papes guerriers. Vous, c’est votre curiosité, votre sagesse, votre savoir insigne qui s’applique à toutes choses. Je ne veux pas dire que vous pouvez tout. Mais vous vous instruisez au contact des géographes et des architectes. Vous fréquentez des gens instruits et de condition honorable. Vous tenez en ordre votre maison. Tenez, vous écrivez. Vous lisez dans votre demeure de Giuppana d’où vous avez la plus belle vue sur les vergers. Les astres vous ont couronné. Toutes les questions intellectuelles qu’agite notre siècle sont pour vous. Je dis que c’est une façon sûre d’avoir l’esprit qu’il faut...

Mais détrompez-vous, ce n’est pas l’homme qui est partout. A côté de vous, le vulgaire est d’une piètre facture, car ce n’est guère le beau, mais bien la sensualité qui le distingue en  l’inspirant…

 Si, par cette affectation soudaine, Gigante avait fait appel à un mouvement de vanité de sa part, Lodovico ne releva pas, ni ne remercia. La laudatio l’avait troublé. Il se dit à part lui que quelque chose ne convenait pas dans ce tableau qu’on lui avait dépeint, que quelque chose échappait, une face d’ombre de sa manière de faire et qu’il aura du mal, un jour, à reconnaître. Quelque chose qui ne se pardonne pas. Rien à voir avec la nature sans manières du recteur, mais quelque chose de grave, et qui est dans sa chair, et qui ne s’avoue pas.

 Il interrogea en son coeur l’ennemi des corrompus, des galériens, des hérétiques, et dut admettre que celui-ci avait déjà sévi trois fois, sans y mettre une forme quelconque de passion, mais trois fois, à trois reprises, où les saints principes proclamés avaient été abusés.

 Trois fois déjà lorsque lui survint cette histoire qui va suivre.

 Les religieux condamnés aux galères étaient aussi promis au châtiment des verges. On s’enquit, depuis Venise, d’un bras robuste en mesure d’exécuter cette peine. Lodovico recommanda un solide Ragusain de sa connaissance, et demanda en retour qu’on l’informât des conditions d’application. Il lui fallait savoir comment se gouverner dans une telle circonstance. C’était ce même Lodovico qui, au concile de Trente, avait dénoncé les acharnés de l’index.

 Au cardinal de l’Inquisition qui, de Rome, lui ordonnait de faire arrêter un religieux en fuite vers Constantinople, il lui avait remis le malheureux sans plaidoyer. Partout, on coupait les langues infectées de l’hérésie. Lui n’avait pas fait couper la langue à ce pestiféré. C’était déjà cela.

 Au gouverneur des galères de Venise, il fit livrer, pour lui complaire, un galérien qui s’était réfugié dans son église, abri inviolable selon la règle de charité. Qu’il fût équitable, qu’il fût même un homme bon, n’adoucit pas ce crime.

 

Un jour, ainsi que nous le conterait cette histoire apocryphe, Lodovico se trouvait dans sa loggia de l’été, au milieu de ses livres, nous étions à nouveau l’été, et toute la chrétienté était en guerre lorsqu’il reçut la visite du recteur comte de Sipan…

 – Vous revoici ! Je crois bien, Monsieur le Comte, que vous aimez mon vin… –  Sans nul doute, Monseigneur !

…Mais, à vrai dire, ce qui m’amène chez vous est du plus sérieux. J’ignorais si l’information vous était parvenue, et me voilà ! Je ne sais trop comment un galérien, dont j’ignore si c’est un hérétique, a pu tromper ses gardiens de la prison et, à moins d’être très bon nageur, embarquer sous la menace pour notre île. Il y aurait depuis peu accosté dans un endroit que nous y ignorons. L’île ne manque pas d’endroits écartés, mais elle est étroite et nous le trouverons. Je pense ici surtout à votre sécurité, car il se peut qu’il s’en prenne à vous ou à quiconque, poussé par le désespoir ou la faim… Beaucoup des maisons des seigneurs sont fermées et j’y ai fait mettre des hommes. Comme elles sont sous bonne garde, elles ne lui offriront rien.

 – Voilà qui est fâcheux. Et vous craignez pour ma personne ?

– A vrai dire, nul ne connaît les intentions de ce forban, mais il est me paraît de l’espèce que tous les cardinaux réclament. Si vous le permettez, je vous tiendrai compagnie. Juste le temps qu’il faudra. Je compte que ce ne sera pas trop long.

 – Que croit donc pouvoir espérer de nous votre fuyard ? Eh bien, si le cœur vous en dit, nous boirons, et nous parlerons aussi de tout…

 Les deux hommes conversèrent de choses et d’autres, comme si de rien n’était. Les heures passèrent ainsi, à boire et à deviser, jusqu’à ce qu’ils s’aperçurent qu’il était tard et que la nuit était proche.

 Lodovico ne voulut pas laisser accroire qu’il en éprouvait une quelconque inquiétude. Les seigneurs et le clergé étaient à l’affût de ses moindres défaillances. Ces Ragusains étaient des mulets nerveux et têtus, qui se lustraient un peu plus la calotte tout en voulant continuer à trotter… Le chantre de la cathédrale, l’archiprêtre, l’archidiacre que ses caprices retenaient à Rome, le vicaire de Ston, qui en avait été l’Inquisiteur et dont Raguse plus que Ston eut à souffrir, et tous ceux qui avaient vu leurs privilèges menacés par la présence de Monseigneur, lui dressaient maintes embûches, malveillants avec un homme trop fin et circonspect pour eux.

 A quelques regards obliques du recteur, jetés çà et là aux alentours tandis qu’ils continuaient d’échanger des paroles, Lodovico comprit que l’énervement commençait à gagner. Il n’osait congédier son visiteur, sachant qu’il pouvait compter chez lui sur peu de personnes à son service, ce jour-là. Même le fidèle Gigante, pris par la réception du courrier ou quelque vente de chevaux ou de chiens, s’était attardé à l’évêché plus que son maître ne l’aurait souhaité. Pourtant, tout était paisible, une douce fraîcheur s’insinuait dans les vignes, le soir tombait sur la pointe de l’île.

 Lodovico observa que pas une lueur n’apparaissait sur les coteaux. Il imaginait les gens des hameaux, la faux ou le couteau dans la pénombre, le cœur battant, intimant le silence aux petits. Les habitants s’étaient terrés dans leurs fermes sans faire de lumière de crainte que les signes de la présence humaine n’attirassent le fugitif. Il fit bon visage et n’osa pas proposer au recteur d’en faire autant.

 Il y eut encore un long moment à passer, et à ne plus savoir que faire jusqu’à ce que, contrarié, le recteur se rendit compte qu’il avait omis de poster des gardes aux portes, trop confiant dans l’issue rapide de la traque et l’absence de solutions qui s’offraient au fuyard.

 Il se dit que, là où ils se trouvaient, le lieu, le cas échéant, serait aisé à défendre, et se calma bientôt. Les deux hommes, se souriant mutuellement, décidèrent de ne pas quitter la loggia, ce qui signifiait abandonner la demeure et sa chapelle à elles-mêmes, mais présentait l’avantage d’une indéniable sécurité.

 La nuit était avancée. Une douce nuit de Sipan, au ciel étoilé, aux senteurs de pinèdes. La fatigue s’était abattue sur les épaules de Monseigneur et son protecteur avait fini par s’assoupir lui aussi, l’oreille aux aguets dans son demi-sommeil, la main posée sur la dague pour ne pas avoir à chercher.

 Un moment, il crut entendre un bruit, puis se rendormit. Lodovico n’avait pas bougé.

 Le recteur se rendormit à nouveau sans réaliser que Monseigneur était aux prises avec un noir cauchemar, que sa nuit s’était emplie peu à peu de démons, de fugitifs et d’hérétiques. Les pays nouveaux, au loin, le hélaient de leurs clameurs de chiens sauvages. Ils lui crachaient à la face toute sa bonté, disposée désormais à toutes les formes légalisées de contrainte et de répression possibles. Cette bonté partout louangée, que, dans son cauchemar, il voyait dénoncée, conspuée, tenue pour renégate, sur laquelle s’était formée une tache indélébile de cruauté… Les mondes sauvages lui criaient qu’ils accueilleraient en leur sein le banni, qu’ils étaient le Nouveau Monde, le seraient ainsi jusqu’au bout et le resteraient pour les siècles de siècles, ainsi que Dieu et le sort l’avaient voulu.

 Dans sa tête, il faisait maintenant froid et sombre. Il lui avait bien semblé entendre que, au nombre des loups qui hurlaient, Meleda aussi avait hurlé. L’île noire s’était creusée son espace dans la tête de Monseigneur, comme une cavité rongée, embrumée de récifs. Et le bruit que faisait la mer continuait de saper les parois de cet abîme d’où tout jardin, tout livre, ces amis d’ordinaire si sûrs, semblaient eux aussi sortir, désormais bannis. 

 Dans son mauvais rêve, il vit le pauvre galérien, cause de toutes ces complications. Où pouvait-il bien se trouver ? Il se voyait pris de sympathie pour lui pour la plus grande gloire du Créateur, uni à lui dans sa fuite. Tous deux tombaient, transfuges ou apostats, l’un vers sa vie d’errance, l’autre son remord et l’usure de ses jours, deux fois issus de l’exil de l’homme, et l’ombre qui s’étendit sur eux fut opaque comme la nuit dans la forêt et le chaulage dont des vieux murs recouvrent leur lèpre.

 

Lorsque Lodovico reprit conscience, il faisait jour. Ce qu’il découvrit fut le corps allongé du recteur.

 Lorsqu’il vit ce grand corps inerte couché dans le vin, la dague en main, sortie du fourreau, il ne sut que faire. Il ébaucha un signe de croix, mais y renonça. Le geste lui était paru absurde ou prématuré. Que c’était-il passé ? Le recteur était-il mort, ou simplement ivre ? Il appela, mais, du fond de la demeure, personne ne vint.

 Une immense angoisse étreignit son cœur, pourtant rompu aux meilleurs exercices. Dans l’écrasement de l’été, La cigale épandait l’enroué de sa voix, les guêpes s’attaquaient toujours aux raisins, et brûlaient d’un feu vif chardons et centaurées.

 Dans le même temps que Lodovico faisait face à un réveil pénible et que, gorgé d’idées noires, son coeur se lézardait un peu plus, le fuyard avait mis le pied sur le sol de Meleda, l’île aux serpents.

Il avait grimpé sans se retourner jusqu’aux antiques terrasses romaines qui dominaient Polace et la mer et servaient toujours à récolter l’eau de pluie. Il ne s’y arrêta pas, ne jeta pas un regard en direction de l’eau qui commençait à les remplir et, malgré la soif qui le tenaillait, gagna aussitôt, sans redouter la rencontre possible des vipères, les proches forêts de pins où il pourrait se dissimuler. Ensuite, au couvert des grands arbres, le temps d’une hésitation, il prit le chemin qui descendait vers les lacs aux eaux salées, à l’extrémité de l’île, et l’île du monastère au milieu des lacs où Crisostome, en prières, ne l’attendait pas …

 Là où Dieu lui avait fait perdre connaissance – toute sa connaissance, celle du monde alliée à celle même de Dieu -  Lodovico sentit que s’était accomplie une oeuvre en tout point barbare et que, sans doute, cette œuvre s’accomplirait encore, à son insu, ici ou là.

 Il n’aurait su dire où en étaient le vrai et le faux. Son cœur battait dans sa poitrine comme sous la percée d’un poignard. Il reprit ses esprits, voulut bien se souvenir du livre qu’il lisait la veille, tendit une main qui tremblait là où il pensait le trouver, mais le livre se refusa et cette main ne toucha que du vide.

 

 

                                                           L’Echauffourée

 

     Le 22 décembre 1582, devant le porche occidental de la cathédrale de Tournai eut lieu une échauffourée dont l’évêque, qui résidait au dessus, n’eut pas connaissance, ce qui lui épargna d’avoir à affirmer l’autorité qu’il n’avait plus.

     Il y avait foule ce jour-là. Le peuple, désormais encouragé à participer à la liturgie, assistait directement au déroulement des offices. Mais, pour beaucoup, le spectacle était sur le parvis où les marchands du temple vendaient leurs produits à prix d’or à qui les voulait bien et pouvait les payer. De ce côté ouest, qui est celui de la nef, se dressent la tour Brunin, au nord, et, au sud, celle de la Treille. La tour Brunin s’émut. Elle donnait accès à l'ancienne prison du Chapitre et, du premier occupant de cette dernière, portait le nom. Le reste de la cathédrale, mise à sac, en 1566, par les iconoclastes, à son tour se déclara outrée. Seule, la tour de la Treille, dont le nom évoquait peut-être la fabrication du vin, se reconnut sans peine dans l’événement.

     Quand tout fut terminé, on déplora un cheval mort, des navets et des choux çà et là écrasés, deux chaudrons dérobés, d’assez belle facture, quelques toileries et lainages, autant de lamentations en proportion avec la gravité des larcins. Quand le compte fut repris, plus gravement s’y ajoutèrent un gigot de mouton disparu, ainsi que deux chapons, le tout ayant fait l’objet d’une commande du bailli, homme accessible sans être abordable s’entend, ce qui faisait craindre les foudres de ce dernier par commissaire royal interposé.

     En réalité, si l’on excepte le malheureux canasson qui s’était trouvé là, l’échauffourée n’eut d’autre victime molestée qu’un obscur collecteur d’impôts contrefait, fourvoyé en cet endroit sensible, lequel avait espéré s’y distinguer sans réaliser que pourrait y croiser son chemin quelqu’un qui ne se souviendrait que trop bien de lui. Un officier des gardes wallonnes avait été témoin de toute l’affaire. Expulsé par une main de fer avant l’arrivée du service d’ordre, le collecteur zélé n’avait pas demandé son reste, trop heureux de s’en être tiré à si bon compte.

     Le responsable de ce haut fait était un natif du pays, laissé pied-bot, resté nostalgique des armées espagnoles dans lesquelles il avait servi pour sa solde sur les galions et dont il avait été renvoyé un prétendu soir de paix. Depuis, au rythme des expéditions et des saisons, il trottait désœuvré derrière la troupe, s’ennuyant mortellement, sauf à veiller jalousement sur son bien lorsqu’il le fallait, traînant sa bourse de taverne en bouge, crotté, éructant et lançant à la ronde des regards furibonds.

     La prévôté, qui avait la vie rude depuis que le siège de l’année précédente avait amené l’occupation de la ville par les soudards du prince de Parme, mercenaires espagnols, reîtres et lansquenets allemands, recrues italiennes et autres, tenait à l’œil ce lascar, connu sous le sobriquet qui en disait long de Main-de-Fer, attendant argument pour le reprendre en main. C’est qu’il y avait, à battre le pavé de la ville, force aventuriers, voleurs, vieux soldats sur le retour, voire même des réformés sous le manteau, Hurlus iconoclastes du Mont-à-Leux, infiltrés du luthérianisme, dont une écuelle à la ceinture et deux mains jointes pendouillant à un ruban en sautoir étaient le signe de ralliement. Ces destructeurs d’images saintes, dont le visage anodin pouvait passer aisément pour celui de votre voisin, s’étaient dispersés ces jours-ci pour aller faire leurs coups de main sur Lille, faute d’une meilleure inspiration. On s’attendait à les trouver partout…

     Le lascar en question, après s’être illustré comme on l’a vu, avait porté ses pas de taverne en taverne tant l’affaire lui avait mis le gosier sec. Il alla rôder un peu du côté de l’hospice Saint-Jacques, qui recueillait tout et rien et s’en portait fort mal, puis, déçu de rien y trouver qui pût l’intéresser qui ne fût fort sale, puant, braillant, masculin et sans le sou, il descendit, toujours assoiffé, vers les quais du fleuve où, dérobées à la petite pluie glacée qui s’était mise à tomber et lui dressait le poil, il savait trouver quelques tavernes pour contenter sa soif sans que personne lui demande rien.

     Le voyant si occupé et somme toute calmé, les prévôts se dirent que, tant qu’il était là, il n’était pas ailleurs, et que, gardant un œil dessus, ils pourraient s’en retourner sans trop de crainte à leurs affaires, lesquelles, en effet, étaient chaudes et plus importantes qu’un peu d’esclandre signalé chez les bourgeois. Il y avait bien ce gigot, malencontreusement volé sur deniers du bailli, qui menaçait encore de faire parler de lui, mais ils voyaient bien que notre homme n’en était pas le larron ou, s’il l’avait été, avait déjà vendu sa chair ou tout rongé son os, ce qui, au vu et au su de la rue, sauf nouveau tapage, était bien improbable en aussi peu de temps. Il leur fallait chercher ailleurs. Ils le laissèrent donc tranquille, et le lascar put s’adonner en paix à la boisson qui l’avait traîné jusqu’en ces mauvais lieux. 

     Quand il en sortit, il s’enquit auprès des rares passants du jour et de l’heure qu’il pouvait être, s’étonnant que personne, à supposer qu’il en eût l’envie, ne fût en mesure de répondre à sa question. Grommelant de trouver l’humanité guère charitable, il cessa d’importuner et reprit son chemin. Il se mit en quête d’une couche ou d’une botte de foin où sommeiller, couche de femme accommodante et qui ne serait pas déjà prise, paillasse de quelque reître de sa connaissance car il avait conservé des camarades dans cette armée où il avait un temps servi. 

     La pluie tombait toujours par ce froid de décembre, une pluie de dix jours, faite pour garder un soldat au bivouac et une femme honnête ou non bien au chaud dans sa couche. Main-de-Fer ne rencontra personne de ceux qu’il espérait et encore moins celle dont la couenne se serait montrée réceptive à son gant. Il pestait haut et fort contre l’incivilité générale lorsqu’il se heurta le front à un officier des gardes wallonnes qui déambulait dans le sens contraire, la main sur la rapière, lui arrachant un juron. Pris en défaut, l’ancien soldat, réglé comme un jouet, voulut présenter les armes, comme pour faire montre qu’il n’avait pas désappris, avant de se rappeler qu’il n’en portait désormais plus. Dépité, il baissa la tête avec une vague excuse, convaincu qu’un mauvais sort le poursuivait. Puis, il pensa passer son chemin. 

     L’officier sourit. Il avait fière allure malgré son pourpoint détrempé et les plumes du chapeau qui avaient perdu sensiblement de leur superbe. – « Je pense bien que tu as été soldat, toi… » –  « Si fait », grommela l’autre à contrecœur. – « Connais-tu ici un endroit où l’on puisse boire et se mettre au sec ? – « J’en viens », fit l’autre. « En continuant, vous y arriverez sous peu. » Il fit mine de saluer, mais l’officier le retint à l’épaule. L’autre devint inquiet. – « Conduis-moi », fit doucement l’officier. « C’est mon jour. Je paie à boire. Au moins, nous parlerons de ce que, tous deux, nous connaissons…» Main-de-Fer ne dit plus mot. Il s’exécuta, importuné de cette compagnie imposée, mais docile puisqu’il y avait promesse de boire à la clé et qu’il aurait été malvenu de contrarier un officier.

     Ils étaient là tous deux, taciturnes et absorbés, échangeant à voix basse quelques mots désabusés sur la vie et la mort du soldat lorsque s’ouvrit la porte du cabaret, laissant entrer deux femmes aux formes noyées dans d’amples manteaux sombres. C’était un drôle de moment pour la promenade des femmes, et celles-ci, manifestement, n’étaient pas non plus de celles que l’aventure tient d’ordinaire le nez au vent. Personne, dans la gargote, ne paraissait les connaître, et, curieusement, il n’y eut personne pour faire mine de les approcher. Un coup d’œil du gargotier n’avait pas tardé de ramener l’ordre dans les affaires courantes et dans la clientèle transie de la maison.

     Celle qui, des deux, était la plus grande et paraissait la plus délurée, après avoir jeté un coup d’œil à l’assistance, arrêta son regard sur la table où Main-de-Fer et l’officier parlaient de leurs anciennes campagnes. Les deux femmes s’approchèrent, la première dévisageant l’officier hardiment, l’autre un pas derrière, puis la plus grande des deux, qui paraissait ainsi la maîtresse, dit : – « Mon bel officier, laissez-moi deux heures pour me préparer et rejoignez-moi à la porte de Valenciennes. C’est assez loin, mais j’ai là ma demeure qui m’attend dans le faubourg, où j’aurai l’heur de vous recevoir comme il sied à un gentilhomme d’être reçu. Cela du moins si vous y consentez. Je vous attendrai ou, si quelque voisine ne trouve pas le sommeil, je vous enverrai ma servante ici présente. Elle vous conduira jusqu’à moi sans que votre discrétion ni votre honneur n’aient à souffrir. Quant aux gardes, vous obtiendrez sans peine que leurs regards se tournent ailleurs… ». Puis, les deux femmes s’en allèrent ainsi qu’elles s’en étaient venues, laissant l’officier agité par sa bonne fortune, et Main-de-Fer, après avoir reluqué sans succès la servante, ramené à ses considérations désabusées. 

     Main-de-Fer buvait de bon cœur à la chance qui paraissait couronner son commensal, où qu’il allât, lorsque un nouvel avatar vint modifier le cours de cette soirée décevante et la jeter dans le gouffre des temps plus avant. Ce fut à lui, cette fois, de rencontrer un mauvais souvenir en la personne d’un capitan qui l’avait bien connu soldat sur les galères, l’un et l’autre sachant tout ou à peu près de leurs méfaits respectifs, et envers qui il avait fini par contracter une mauvaise dette de jeu.

     Main-de-Fer flaira le danger. Il n’attendit pas que l’autre prenne l’avantage. Il était insolvable et le capitan passait pour éminemment rancunier. Il sortit le stylet effilé qu’il gardait dans la manche et ne sortait jamais qu’en cas de danger assuré. Le danger était là, bien présent. Main-de-Fer ne fit pas dans la dentelle. Il sauta à la gorge du capitan avant que ce dernier comprît qui lui cherchait querelle et lui planta l’arme dans le gras avant de se faufiler par la porte aussi prestement que son pied-bot le permettait, laissant l’officier seul, tout à ses rêves d’amour.  

     C’en fut trop. Main-de-Fer disparu dans cette longue nuit agitée du 22 décembre, la prévôté, prise de remord pour avoir trop tergiversé, lança ses forces à ses trousses. La poursuite fut rapide. On atteignit l’aube du 1er janvier sans avoir rien trouvé.

     L’officier, pour sa part, qui en avait vu d’autres, s’était désintéressé de l’affaire séance tenante. – « Qu’il aille au diable !  C’est là affaire de vilains… ». Son rendez-vous galant l’attendait. Il s’y rendit, mu par une belle impatience. Il se réjouissait de l’aubaine, en attendait mille délices, pressé de consommer ce qui lui semblait avoir été promis et sur quoi il avait, d’après lui, tous les droits. Lorsqu’il se présenta, ce matin-là, plein d’espérance, à l’aube, pour récolter le fruit convoité de sa victoire, il ne trouva rien ni personne qui l’attendît et fut fâché de cette trahison.

     Il commit l’erreur de s’en plaindre à qui voulait l’écouter. Cela n’y changea rien. Il conjura qu’on lui trouvât remède. On y pourvut sans trop de peine, espérant ainsi le calmer. On eut beau lui remontrer qu’il s’était trompé, que ce rendez-vous datait du 22 et qu’on était bien le matin, mais d’une journée qui, lendemain du 21, n’était pas celle du 23 décembre, mais la toute première de l’année 83, qu’il le veuille ou non, il n’en convint pas et s’entêta dans sa protestation. On lui avait posé un lapin. Où demeurait la trompeuse ? On lui fit valoir aimablement qu’il n’y avait pas eu tromperie, sinon dans sa pensée confuse, vu le remarquable mélange des dates où se perdait son esprit. Il ne voulut toujours pas se résigner à son sort et se plaignit, contre les apparences, de ce que tous s’étaient ligués contre lui pour son malheur. Ce dont il ne démordit plus, attirant sur lui-même les soupçons des prévôts qui, après l’avoir interrogé poliment, le laissèrent s’en aller, jugeant qu’il était fou, comme folle leur apparaissait toute cette histoire où rien ne collait. Et pour cause… Le bailli, qui ne se souvenait de rien de tel, s’étonnait, en ce 1er janvier, qu’on lui demande des nouvelles d’un certain gigot dérobé le 22, que son cuisinier lui avait préparé tout à l’heure. Comme on pouvait le constater, il en terminait encore la digestion et, à dire vrai, ne s’en trouvait pas mal. Devant l’évidence, l’affaire du gigot volé n’eut pas de suite. Y avait-il eu erreur ? Si oui, sur le jour, sur la personne ou sur le gigot ?

     En revanche, l’intendance militaire, elle, ne sut jamais quels chemins avaient pu prendre les fournitures réglementaires et le fourrage commandés pour le 22, le 23 et le 24 décembre, subodorant les chapardages de Noël de sous-officiers qu’elle suspectait. Et, pour ceux des seigneurs officiers qui, ladite nuit du 22 au 31 étant de service, s’étaient trouvés dans l’impossibilité de faire leur cour, ceux-ci eurent tout lieu de s’inquiéter du charme opéré, le matin retrouvé du 1er janvier 1583, sur leurs compagnes qui les attendaient au lit, le visage encore enfiévré de contentement, et plus encore de ce qu’ils ne savaient surtout à quoi l’attribuer.

     Nul ne sut laquelle de ces haridelles, nostalgique des basses œuvres, flanquée de sa complice, était allée s’encanailler dans le quartier des quais, la folle nuit du 31 tombée tout droit du 22. Ayant apprécié la singularité d’un calendrier qui, à l’approche de l’an nouveau, leur avait ouvert aussi aisément les serrures, les dames n’avaient pas attendu les jours débridés du prochain carnaval pour s’en aller jouir pleinement des promesses de la nuit du 22. A elle seule, elle en avait valu dix ! Peut-être les dames s’étaient-elles lassées de l’affectation qu’étalaient, pensant les séduire, leurs chevaliers empesés montés de la Manche et de la Castille. La dernière en date avait été signalée comme active quelques instants à peine avant l’heure fatidique du minuit de cet ultime jour de l’an 82.

     Main-de-Fer, quant à lui, se terrait quelque part. Cette fois, la prévôté avait dû réagir. L’assassinat d’un capitan n’était pas une mince affaire. Même si, incompréhensiblement, le capitan était bien là, au vu de tous, certes un peu pâle, mais matinal, comme si de rien n’était se pavanant fièrement à la revue des troupes.

     On sortit de prison quelques réformés qui, n’ayant pas accepté le calendrier grégorien, devaient avoir quelque idée de ce qui s’était passé durant cette minute dérobée où l’on était passé de l’ancien calendrier au nouveau. Un messager du roi Philippe aux armées, cueilli par les Anglais en mer du Nord et livré civilement à ses destinataires, non sans avoir dû, sur l’honneur, cracher promesse au passage de s’acquitter d’une belle rançon, ne put rien ajouter à ce qu’on savait déjà, sinon qu’il confirmait que l’Espagne vivait depuis octobre sur le nouveau calendrier, ce qui s’était passé sans dommage, sauf pour Thérèse d’Avila, morte durant la nuit d’éclipse qui avait mené l’Espagne du 4 au 15 du même mois. Le moment avait été assurément mal choisi.

     L’enquête conclut à l’évidence que les dix jours perdus du 22 décembre au 31 inclus avaient donc bien existé ailleurs qu’en Tournaisis, du moins pour ce qui retournait de l’Italie et de l’Espagne. L’émissaire du roi l’affirmait, catégorique, puisqu’on sollicitait son avis. Le problème, à ses yeux, était qu’on ne pouvait trouver de témoin assez proche des événements de Tournai pour jeter quelque lumière convaincante sur les faits – nombreux, les frasques de Main-de-Fer n’en étant qu’un échantillon - qui s’étaient prétendument produits. Ceux-ci et leurs effets prévisibles – débauches, vols, meurtres, dissimulation des corps – avaient pourtant bien dû finir quelque part…

     De fait, les témoins manquaient. Les infortunés réformés étaient restés dans leur prison, où par définition rien ne se passe, et pour le royal messager lui-même, lequel s’était ennuyé ferme sur la mer, l’arraisonnage de son vaisseau avait été le seul événement selon lui digne d’être regretté. Les dépositions étaient restées insuffisantes. S’y singularisait toutefois celle d’un officier qui ne décolérait pas qu’on se fût joué de lui et qui soutenait bruyamment qu’il avait vu toute l’histoire, depuis les quais jusqu’à la porte de Valenciennes, situant l’empoignade de la cathédrale dans la journée du 22, et dans la nuit du 22, la longue nuit pluvieuse du 22 décembre, le meurtre accompli par le même fauteur de troubles sur la personne du capitan. Dans les deux cas, cet officier assurément déraisonnait.

     Personne ne le crut jusqu’au moment où, tard dans la journée, les réformés insoumis des Flandres annoncèrent la capture, fort loin entre Bruges et Gand où sa fuite l’avait entraîné, d’un homme harassé répondant au sobriquet de Main-de-Fer. La chose parut tout simplement irréalisable, l’affaire ne pouvait être d’hier, un tel trajet ne pouvant s’effectuer depuis Tournai qu’en plusieurs jours. A plus forte raison avec un pied-bot.

     L’information rapportée précisait encore que, voyant le quidam comme un ennemi de leur Foi, les réformés l’avaient, aussitôt pris, sans autre forme de procès pendu par le col à un arbre. On s’enquit du jour une nouvelle fois : soit que les réformés s’en fichaient, soit qu’il n’y eut pas de réponse à cela, on n’obtint guère de précision. Il apparaissait cependant que c’était le matin même. C’était là une affabulation. L’échauffourée elle-même était une affabulation, comme semblait l’affirmer le bailli. Toute indication recueillie se perdait. Que le lascar ait pu fuir Tournai la veille rendait toute spéculation impossible, vu le délai. Hormis peut-être dans les désirs obscurs d’un officier qui se serait trop attardé loin de ses quartiers.

     Car cette histoire jamais n’eut lieu. Ni la Brunin, ni la Treille ne trouvèrent ici l’occasion de prendre parti. Entre le 21 décembre à minuit et le 1er janvier à zéro heure une, l’éclair engloutit Tournai, une seconde fugace et muette ôtée aux consciences vivantes, une ombre rapide sur les morts ; une seconde valant dix jours qui disparurent et ne reviendraient plus, aurait-on dû, pour les regagner, accoster sur le rivage de l’Amérique. Le 22 décembre 1582 ne vit jamais le jour, pas plus que n’éclairèrent le monde les jours qui logiquement lui auraient succédé, ni leurs projets, leurs prédictions, ni leurs espoirs, craintes ou attentes, ce jusqu’au 1er janvier suivant où, par un raccourci, le décompte du temps, imperturbablement reprit ses droits. Dieu lui-même paraissait s’être absenté de la Création, laissant à son représentant sur terre le soin de régler les choses ici-bas, ce que fit ce dernier par des mesures savamment calculées, portées au moins dans le calendrier, ne laissant à quiconque le temps de se retourner. Du moins l’espérait-il lorsqu’il promulgua la bulle « Inter Gravissimas »...

     On put presque lui donner raison. Le 1er janvier de l’an 1583, les choses étaient effectivement rentrées dans l’ordre à Tournai. Le pape Grégoire XIII avait dûment autorisé à partir de cette date le retour à l’existence réglée du jour et de la nuit. Ce qui fut à peu près généralement suivi en ces circonstances si particulières où, Madrid avec Rome, l’Europe catholique était passée par le miracle des rectifications opérées au calendrier julien.

Certes, ce passage d’un calendrier à l’autre suscita bien quelques résistances. Quelques forts en gueule furent promis au commissaire royal pour avoir protesté un peu trop haut parce qu’ils se voyaient dérangés. Ils avaient trouvé fort mal, et l’avaient fait entendre, d’avoir à s’acquitter d’un loyer mensuel complet avec seulement vingt et un jours qui avaient été ouvrés. Y ayant vu la main des réformés, on les avait fait taire. Sur cette question comme sur toute autre, Hurlus et parpaillots avaient préféré, à leur soumission au pape, rester fâchés avec le soleil.

     Alexandre Farnèse, prince de Parme, Gouverneur général des Pays-Bas, celui qui avait commandé l’armée des Impériaux et pris la ville, avait retrouvé, comme si de rien n’était, son séjour au Château de la Bruille que fit bâtir, sur l’île Saint Pancrace, un roi d’Angleterre, Henri VIII. Il avait de même repris la vie de cour qu’il avait menée avant le 21 et qui fatiguait tant la ville entre deux expéditions militaires. Ces expéditions bientôt reprirent, à des dates fluctuantes selon que le fer était porté en terre catholique ou réformée.