Au Marché de la poésie de Paris (juin 2014), au moment de la sortie des Haïkus.

Une enfance inaugurale, des jours anciens lumineux

Je suis né au milieu des livres et longtemps il n’y a eu que ceux-ci, sauf que, levant les yeux, je me voyais saisi de la beauté environnante de la nature. Curieusement, mais significativement aussi, ce n’est que lorsque je suis sorti de l’enfance que j’ai compris que les livres n’étaient pas que des fables merveilleuses, semées de cours d’eau, d’oiseaux et de chemins creux, qu’ils n’avaient de sens que parce qu’ils étaient les témoins de la vie où je m’apprêtais moi-même à entrer. En même temps, j’ai découvert que si la vie, en somme, coulait de source, il n’en allait pas de même des livres qui, non seulement étaient des constructions analogiques, mais avaient leurs codes, leurs fonctionnements propres et, pour couronner le tout, leurs architectes.  

Je pensais depuis longtemps que les livres étaient beaux. J’ai découvert que cette beauté, qui décrivait ou racontait la vie qui m’apparaissait spontanément belle et magique, était le fruit d’une réflexion, d’un art, d’une facture, et que rien ici n’allait de soi. Mes premières expériences du beau ont été visuelles. Ensuite, comment accorder le regard et sa perception par le mot ? Comment découvrir le chant par l’oreille et sa transcription par le mot ? Ce second défi était a priori plus accessible que le premier : la musique soutenait les paroles par des chansons, les paroles elles-mêmes avaient des sons, Orphée charmait de sa lyre les animaux que n’atteignait pas le sens des choses, mais n’envoûtaient pas moins ses accents mélodieux. Là, j’étais réconcilié car les sons étaient dans la nature et comme la nature était merveilleusement belle, les sons devaient à celle-ci leur beauté. Encore le chant d’Orphée restait-il apocryphe. A priori, je pouvais penser qu’il en allait de même des représentations visuelles, la nature étant concrètement, spontanément, dans ma perception immédiate, plus belle encore pour l’œil que pour l’oreille. Ceci parce qu’elle me paraissait ordonnée pour le regard alors que l’oreille devait y mettre bon ordre. C’était sans doute une erreur car l’œil n’est pas moins exercé que l’oreille. Mais cela signifiait que le mystère pouvait, à mes yeux, passer pour moins épais dans l’admiration d’un soleil couchant que dans l’écoute d’un cri d’oiseau dont le sens était dissimulé et la saisie trop rapide. Or, il me fallait écrire tout cela, ce que voyait l’œil et ce que saisissait l’oreille. C’est ainsi que j’ai eu l’adolescence emplie de synesthésies et que, avant de comprendre à manier l’image par la métaphore, qui elle aussi avait pourtant ses secrets, il m’a fallu pour entrer dans le charme poétique apprécier les possibilités de fluidité du langage. J’ai ainsi regardé de plus près les allitérations que j’ai fini tout de même par trouver somme toute un procédé mimétique assez plat – et j’ai fini par découvrir Verlaine, Verlaine plutôt que Rimbaud, et la musique avant toute chose, l’imitant avec une mièvrerie qui me confondait déjà à l’époque car mon enfance provinciale était plutôt sage, mais je ne manquais pas de lucidité.

A ce stade de mon exposé, je me dis qu’il a dû en être à peu près ainsi pour vous tous, la puissance de la poésie venant du fait que, pour chacun qui s’y adonne, son apprentissage s’opère à partir des données immédiates de la conscience et que nous possédons ces données en commun. Ce qui va suivre peut alors soit avorter, soit se montrer déterminant. Pour ce qui me concerne, je suis entré alors en gestation. J’ai eu la chance d’être d’un milieu lettré. Lorsque je suis passé adolescent et, comme tout adolescent, me suis retrouvé saisi de mélancolie et de grands sentiments vagues, mon père, qui, dans sa vie, a été beaucoup de choses, était professeur de français et s’occupait beaucoup de moi, c’est-à-dire que je lui présentais régulièrement un poème de mon cru et que, chaque fois, j’avais droit à son verdict.

Pendant quatre ans, gribouillant alors beaucoup, je me suis fait implacablement recaler jusqu’au jour où mon père a levé un sourcil en me disant : « ah ! Cette fois ça y est ! »… Je devais avoir dix-sept ans, l’université s’annonçait, et j’avais écrit quelque chose de différent de la production maladroite qui avait précédé, quelque chose de sans doute trop grave et empesé d’ailleurs pour un garçon de mon âge, mais qui était sorti d’un vécu enfoui plus profondément et qui était fort. Suivi de quelques autres parus dans des revues comme Marginales, dont le directeur Albert Ayguesparse, poète d’une lecture puissante des abîmes, m’avait fait l’honneur de les apprécier, ce poème, je l’ai publié dans mon premier recueil, paru beaucoup plus tard, alors que j’atteignais les 28 ans. C’était vraiment un poème inaugural, quoique tous ceux de cette époque de ma vie n’aient eu que trop tendance à se montrer incantatoires. J’ai suivi cette voie jusqu’à ce que mon troisième livre vienne refermer ce qui peut laisser le sentiment d’une trilogie : Astérion, p. 15 : « De cette poignée du monde, compacte et sans reflux jusque dans sa chute,…   Je n’ai terminé ce cycle que dix ans plus tard, avec ces vers : Gr. De Mer, S. br., p. 63 : Puisse, levée du fond du temps, nous retourner d’exil / notre poussière, / Son ossature nous tenir droits, ses retendus / nous affermir / A repenser les invasions solaires / comme le songe empourpré du néant. Je vous ai dit que mon adolescence avait été mélancolique. Elle le fut parce que j’avais été amené par quelques événements, eux-mêmes adolescents et sans doute mineurs, à vivre une prise de conscience fondamentale à la poésie qui est l’appel de la vie lui-même, accompagné des grandes questions qui finissent toujours par se poser relativement à l’existence pour celui-ci qui ne tente pas de les éviter. Né dans un milieu laïc et libre-penseur mais familier de la religion des campagnes, les secours de la religion ne m’ont jamais protégé la tête ni accompagné les pas. Alors que j’aurais fort bien pu être athée, la poésie, parce qu’elle touche, sinon à Dieu, en tout cas à l’être, a fait de moi un agnostique. Les grandes interrogations ne m’ont plus jamais quitté depuis cette époque. Il reste que c’est à la découverte des abîmes sur lesquels marcher dans une obscurité partout pressante vers quoi la poésie, elle qui est d’abord avènement et lumière, m’a conduit, et ce probablement trop tôt. Et, quoique, à vrai dire, sans angoisse destructrice mais en y compromettant mon bonheur de jeune homme, j’ai fait à mon tour l’apprentissage de la loi qui nous guide et qu’a résumée René Char dans ces quelques mots trouvés dans Sur la poésie : « Faire un poème, c’est prendre possession d’un au-delà nuptial qui se trouve bien dans cette vie, très rattaché à elle, et cependant à proximité des urnes de la mort. » Je pourrais citer ces vers de mon second recueil, Le Marcheur et l’eau vive, écrit et paru au Québec où j’étais alors en poste, pour montrer cet au-delà nuptial vers lequel tendait mon travail. Les appels au chant n’y manquent pas qu’a traduit comme suit la syntaxe : Le Mar. Et l’eau vive. p. 67 : « Doux, brisés, issus des corps rougis de la parole, / Séparés, fêlés de nos respirations,… / Nous partîmes conter l’éloge de l’allègre. /Que serait, sans les pavots des ombres, a métamorphose à voix hôte du chanteur ! » ou encore, transcription de « Grande galaxie », une peinture au bleu profond du peintre mexicain Rufino Tamayo, ce poème avec son inversion stylistique plus germanique que latine : Le Mar. Et l’eau vive. P. 39 : « Comprenant ce qui communément est le partage des morts et des poissons, le modulant selon les lois d’en haut, chanta cet homme alors son cri de la nuit sous l’organisation hautaine des étoiles. » Mais il me semble que ce qui apparaît comme une tension constructive dans ces vers que j’écris dans les années 80 n’a pu me permettre d’échapper à quelque chose de plus profond et de plus constant dans le lyrisme exalté qui, jeune homme, me guidait sans autres brides que le souci du vers, de la laisse, ou du verset, formules apprises de Claudel, Senghor, Saint-John Perse et de Norge mon compatriote auteur du « Vin profond ». Des citations qui me restent encore aujourd’hui de mon enfance, moi qui suis né un mois d’avril plein d’hirondelles, remontent aujourd’hui encore ceux-ci sans peine, à la surface : quelques vers d’Albert Samain, poète symboliste, poète du Nord comme moi – il était Lillois – « Matins d’avril ! Ciels bleus ! Réveils triomphants, // Parmi le clair-obscur des volets clos ou rôde // L’or du soleil vibrant dans l’ombre déjà chaude, // Nous bondissions pieds nus de nos lits d’enfants ! »

Cette image d’un éveil solaire m’a accompagné, introduit partout, lors de mes déplacements et de mes voyages, dans de nouveaux jours, dans de nouveaux pays, comme l’aurore d’un jour sans cesse recommencé, comme la clé de sol d’une symphonie à rouvrir autant que possible. Et quand les nuages se sont amoncelés et qu’il m’a fallu affronter les difficultés de l’existence, ou simplement vivre autrement dans des pays de froid et de neige, il m’a toujours fallu invoquer l’acte poétique, non pas pour les conjurer dans un acte nuptial qui ne me paraissait guère sûr et durable, mais pour invoquer cette aurore solaire, cet acte inaugural re-créateur qui jetait un jour ancien lumineux sur les jours difficiles.

 

en conversation avec le poète américain John Wander à l'Arsenal de Metz, lors d'un événement de l'association Paul-Verlaine (juillet 2014)

forcer, de la réalité limitée, le grillage épais et obscur

Le secrétaire général de la Francophonie, Abdou Diouf, décernant, le 22 décembre 2014, à Philippe CANTRAINE, son Directeur de cabinet ad interim, la médaille Senghor, la plus haute décoration que la Francophonie attribue à qui s'est distingué dans le monde des arts, de la culture ou des lettres.

Je me souviens d’avoir lu, jeune homme, Siegfried et le Limousin de Giraudoux, qui fut le prélude à une des grandes affaires de ma vie qui aura été ma curiosité inépuisable pour l’Allemagne et pour l’Europe centrale, laquelle, je le précise, commence dans mon pays dans le massif ardennais, chargé d’ombres et de mystères. Mon père, qui avait été Major de la Résistance en Belgique, a toujours voulu, dans un esprit européen de réconciliation, que ses enfants apprennent l’allemand et connaissent le pays. Dans la littérature romantique allemande, j’ai percé une frontière naturelle inconnue de moi jusqu’alors sauf à me souvenir des contes des frères Grimm qu’ont lus tous les enfants. J’ai épinglé dans le livre de Giraudoux, parlant du Limousin, cette phrase  que j’ai retenue parce que admirable : « Vous avez des forêts profondes qui, à minuit, en pleine horreur nocturne, agissent moins sur l’âme primitive qu’une sapinière de Berlin à midi », « une âme primitive » qui, à mon sens, doit être interprété comme « une âme première » à l’instar des « arts premiers » qui peuplent aujourd’hui le musée du quai Branly. Originaire d’une campagne du Hainaut belge, bucolique et souriante, parente des campagnes de la douce France, je me suis pris, devenu romantique, le regard tourné vers l’Est, à aimer les bois profonds et les vallons solitaires. Cela me paraissait, à tort, un jeu assez innocent puisque les romantiques français, eux-mêmes grands voyageurs, avaient fait de même. En fait, ce qu’il faut surtout retenir ici de la citation de Giraudoux, c’est cette idée d’une sapinière à midi, agissante sur l’esprit inviolé, cette idée d’une lumière apparue dans le mystère des clairières et des bois rythmés, comme les rets de lumière filtrés par une persienne où alternent, dans une quiétude silencieuse mais heureuse, ce qui est opaque et ce qui s’entrouvre, comme l’acte d’écrire ouvre les mots de lumière dans l’opacité de ce qui n’est pas encore l’aurore, dans ce qui gît dans le mystère de ce qui n’est pas la parole, c’est-à-dire la vie, et qui s’oppose farouchement à exister. Car toute la raison ou la déraison d’écrire est là. Le poète allemand, et médecin des corps, Gottfried Benn pensait que la poésie était une lumière qu’il n’était possible d’appréhender qu’à des moments privilégiés comme une lumière forçant le grillage épais et obscur de la réalité limitée. Cette tendance, heureuse chez moi au départ, nourrie d’un mythe intime des origines, s’est progressivement tendue au travers d’un lyrisme parfois véhément. C’est qu’il s’est agi, trop souvent, d’aller ici et là vaillamment forcer une méchante porte que j’avais l’espoir d’ouvrir sur la beauté triomphante d’un paradis retrouvé parce que recréé. « Abstraction lyrique », dira mon ami le critique italien Giorgio Agnisola. A propos du Marcheur et l’eau vive,  second livre, marcheur debout, impénitent, et non pas à genoux comme celui du tout récent recueil posthume que nous a laissé mon admirable compatriote Marcel Hennard, qui était un poète chrétien, Léopold Sédar Senghor me donna le jugement suivant : « De nouveau, j’ai éprouvé une joie neuve : celle-là même que j’ai savourée dans mon âme quand j’ai lu les premiers poèmes des surréalistes français. Je serai franc jusqu’au bout. Quand j’ai découvert ces poèmes, très exactement ceux de Paul Eluard et de Philippe Soupault, ils m’ont rappelé les poèmes populaires de mon enfance sénégalaise, que je définis ainsi : « Une image ou un ensemble d’images analogiques, mélodieuses et rythmées. Et pourtant le charme de vos poèmes au sens étymologique du mot, vient de ce qu’ils sont neufs, jamais entendus, tout en me rappelant mon enfance sénégalaise, mon paradis perdu. » Et il est vrai qu’il m’est arrivé souvent de composer mes poèmes en surréaliste, tant il apparaît que la poésie est le rêve d’un monde analogique de celui-ci, mais qu’il nous faut exhumer et redécouvrir, une image en cachant une autre.

Voici, pour exemple, ces poèmes où j’ai semés les mots valises et les paronymes : Hirtenstern p. 20 et Hölderlin p. 28 ou Oriental penché. P. 22. Grains de mer, Sagesse brûlée. Ce qui, dans mes deux premiers livres, Astérion et Le Marcheur et l’eau vive, relève d’un parcours initiatique quelque peu introverti se change en une attentive transcription dionysiaque, très perceptible dans le dernier, Grains de mer, Sagesse brûlée. Cette ouverture ne se fait pas toute seule.  Elle s’accompagne aussi de façon de plus en plus articulée d’une préoccupation éthique qui ne veut tenir qu’à elle-même et s’affirme d’autant plus exigeante qu’elle est confrontée à l’absence des dieux et au néant fondamental qui contraint l’homme à se surmonter. « Vérité, tiens-toi droit, car tu es sans excuse… », ai-je alors écrit en conclusion du premier poème de ce recueil, intitulé « Et c’est juillet ». C’est que, au profit du rapport de proximité avec les choses que j’ai souligné plus haut, J’estimais que nous, les hommes, en sommes encore à un état de « préhistoire du bonheur ». Je vous renvoie ici à la lecture  qu’Albert Ayguesparse a remise au Journal des Poètes de mars 1994 à propos de Grains de mer, Sagesse brûlée, de même qu’à la recension qu’a donnée Reinhard Bach, professeur à Greifswald, Poméranie, à la revue espagnole Francofonia, concernant Gagner du champ sur la nuit, paru chez Nicole Gdalia en 1998. « Gagner du champ sur la nuit », nouveau jeu construit à partir de racines et d’expressions dont les sens se conjuguent et se mêlent : Gagner/gain/regain – *waidanjan/vendanger ; prendre du champ, « creuser la distance »/mais « gagner du temps »/gagner du champ… Entre ces deux périodes de mon écriture, mon inspiration s’est parfois faite terrible. La guerre de Bosnie, qui a dominé l’actualité des années 90, a rappelé, à la quiétude européenne, que notre continent était redevenu le théâtre de la folie des hommes qu’il avait été de tout temps. J’écris alors des poèmes d’indignation et de révolte comme Snipers ! (p. 62) que je voudrais vous lire. « Sur quelle nuit inhumaine faut-il que l’humain gagne du champ, gagne du temps ? » interroge Luc Norin à la lecture de Gagner du champ sur la nuit en me résumant comme « un itinérant témoin de nos questions », moi pour qui il y avait toujours eu une permanence de la nature, des îles fortunées où accoster et quatre éléments fondamentaux à retrouver, mais qui me suis lentement condamné « à une errance de feu sans eau » et que « le désamour désempare », thème dominant de mes Elégies d’Ellezelles qui sont aussi de 1998…

Mes paysages intérieurs se succèdent alors « dans des alternances de destruction et de renaissance (…) au sein du déroulement des millénaires » a développé Michel Voiturier dans un article intitule « Philippe Cantraine ou la vie brûlante ». Michel Voiturier tirera la leçon de cette époque d’écriture en faisant observer que le va-et-vient entre l’individuel et le collectif qui caractérise le dialogue conduit dans Gagner du champ sur la nuit, « entre la cicatrice interne et les plaies des peuples », « donne un aspect émouvant » à ce qu’il appelle « mon scepticisme blessé. » En fait, pour moi, même dans ma première période, ma période bleue à moi, ne se sont jamais communiquées les anecdotes de mon itinéraire, mais bien les émotions, les sensations, les perceptions du parcours, « c’est-à-dire ce qui permet le partage. » De plus en plus, ma poésie, recherchant ce partage, s’exposera désormais aux feux de l’existence. Gagner du ch. P. 27 : « Tu portes au front, part abrupte de l’homme, / Ta part humaine de falaise / Ta haute fatigue au cœur, contraint / A la gravir, / Et la somme de douleur de la rose y fleurissant… » Les recueils de poèmes qui suivront : De Cendre et de ressaisissement (2003), Archer dans le courant des cibles (2004), L’Heure bivalve (2007), approfondissent les thèmes liés à l’exil intérieur. La langue, connectée aux sentiments et aux sensations du scripteur, poursuit sa prospection d’un monde mesuré sur le temps de la marche au centre d’un triangle dont les sommets seraient l’aquatique, le minéral et le végétal, tirant ses flèches barbelées de métaphores dans la fluidité de ses cibles, cueillant ses fruits métaphoriques comme autant de nécessités, jouant des métamorphoses et des symbolismes multiformes de l’arbre, dénonçant l’écrasement colonisateur ou guerrier, chantant la puissance de l’art face au savoir et à la déréliction qui en est aussi le prix. C’est une poésie du cosmos et de la métamorphose où l’homme est l’infime créature agissante qui, tout en étant la clé d’explication, dispense le bien comme le mal. Sinon dans sa quête de vérité et de justice, la poésie ne m’élève pas comme elle le fait d’autres poètes. Son chant peut porter loin, mais il m’approfondit. Il n’ignore pas la part de sacré des choses rejetées dans les urnes de l’ombre, mais c’est pour les interroger et les déchiffrer dans le noir sur un mode premier, presque pythique ou chamanique – toujours l’atteinte de la cible à la fois proche et mouvante, plutôt que mystique ou transcendant, parfois pris d’un lancinant besoin de fixation.

A l’époque où j’étais en poste à l’UNESCO, Federico Mayor m’avait écrit ceci : « Qu’il se nomme Ulysse, l’étranger, le poète en guerre, ou qu’il ne se nomme, celui qui écrit ainsi vivra, dans sa blessure, son manque, sa peur et au-delà d’eux, l’ange de la nuit fait son office, sans prévaloir sur la parole. »

Cette poésie que j’ai faite mienne exprime ainsi une attitude, mais cette attitude est presque un programme : c’est le programme de qui affirme vouloir emplir de leur substance toutes les forces et les contradictions de la vie en même temps que les puissances vécues par la littérature. L’une comme l’autre ont, en effet, d’extraordinaires capacités d’appropriation. J’ai chanté le poisson prisonnier des filets de la littérature, ou la petite pomme de terre des champs devenue objet de la poésie non moins que l’eau, le feu et la terre, la neige et les cycles des saisons, les mythes solaires qui brûlent sans jeter d’ombre. Mais je pratique aussi l’examen conscient de mon implication dans cet univers où nous habitons dans la nuit de l’histoire de sorte que ma poésie ne soit pas qu’une illusion d’artiste, mais bien une action d’amour en pensée et en acte. C’est peut-être pour cette raison qu’elle casse volontiers ses propres formes et modèles, les adapte au propos du moment, et qu’elle ne répugne pas à la prose, laquelle permet l’amplification comme la subversion. Nous en parlerons après la pause lecture. Lire : Mannheim (Astérion, VII) p. 27 - Cet ici (Le Marcheur…) p. 88 - Et c’est juillet - Phalènes (Grains de mer,…)  p. 19 ; Rigidité glacée, p. 25 ; L’Eternité p. 2 - Aujourd’hui que la source (L’Heure bivalve) p. 57 ; L’Ardenne au bras cuivré p. 43 - Sonnets : Mona XV p. 117 ; XIII p. 115 ; Le lieu (Archer dans le courant des cibles… p. 68)

 

lettre de Léopold Sédar Senghor adressée à Philippe Cantraine en date du 4 mai 199,1à l'occasion de la paution à Montréal du recueil "Le Marcheur et l'eau vive".

Haïkus

L'auteur de "Gagner du champ sur la nuit" et des "Haïkus" avec son éditrice parisienne, Nicole Gdalia, Les Editions Caractères

        

 

                                                    

                                               

                                                                  

    

 

 

 

     

 

       La pluie a fait naître,                                                   Chaque ruisseau porte

    Ce matin, les souriceaux.                                             Là où la terre et les hommes

     Rose est ton sourire.                                                      Suffisent à l’eau.

 

 

         L'élève comblé                                                             Si tu parles peu

     N’applaudit pas d'une main                                            N'élève pas trop la voix.

      La lourdeur du sabre.                                                    Ne sois pas injuste.

 

 

     L’espoir né de rien,                                                            L’âme porte seule,

  Sa courte fleur épaulée.                                                    Sans réponse aux questions,

   Quelle meilleure pousse ?                                                      Son défaut de poids.

 

 

    S’il n’est pas de quoi,                                                           Se rendre au service

    S’il n’est aucune relâche,                                           Du Maître de la vie et de la mort

        Alors, tu es seul.                                                               Tourne avec le jour.

 

 

    Portés tous ensemble,                                                   Ne buvez pas la parole

   Bras chargés de guérisons,                                        Dont ceux-là qui n’en ont pas

   Pieds chargés d’écueils.                                                  Noient leur propos.

 

 

         Chaque continent                                                   Pleure sous tes larmes.

      Respire. Partout la terre                                          Dessus, il n'y a que faire

        Conçoit l’amitié.                                                         Sinon regarder.

                                           

 

Philippe Cantraine a des talents très divers: poète, romancier, essayiste. Mais ici, dans ce mince recueil, c’est, me semble-t-il, une véritable quintessence de sa pensée qu’il nous communique. Une poésie très philosophique, dans lequel, par exemple, avec cet éloge du plus-que-parfait, temps plein, et même débordant, dans la Stèle initiale, il condamne tous nos mésusages du temps.

                                                                                            Joseph Bodson

Philippe Cantraine, HaïkusCaractères, 2014, 86 pp., 9,50 €

 

La juste voie est ascèse, nous dit-il, p.8, et il est vrai que, pour ce grand voyageur, la notion même de mouvement est très importante. Mais ce mouvement s’accompagne d’une sorte de cantonnement, de repli sur soi, sensible déjà dans le texte de Schlegel qui lui sert d’épigraphe,…à l’égal d’une brève œuvre d’art, être isolé de tout l’univers qui l’environne, parfait en soi-même comme un hérisson.

L’écriture, ici, est sobre et ramassée, comme le demande le genre, mais combien évocatrice. Pas un mot de trop, une grande économie de moyens, et pourtant, en trois vers, tout est dit, ainsi p.21, sur l’enfance:

Un fond de ruisseau./Toute mon enfance en allée/Sous les pieds des saules.

Ou encore, p.23, avec L’arbre nu, une image dépouillée, aux traits réduits à l’essentiel: Un chemin qui part. Une silhouette vue. Un arbre et la plaine.

Une grande érudition, mais qui n’est jamais recherchée pour elle-même. Il s’agit de connaître davantage pour aimer davantage. Ainsi, dans Utopie, p.28: Chaque continent/Respire. Partout la terre/Conçoit l’amitié. Plutôt qu’un livre de savant, de lettré, c’est tout un trousseau de clés qui ouvrent les portes de la vie. Et les mauvais chemins eux-mêmes ont leur rôle à jouer (p.29). Aux pages 39 et 40, nous trouvons une véritable synthèse de la destinée, tandis que la page 54 fait songer à François Cheng et à la peinture chinoise, tout empreinte de spiritualité. Avec, à la fin, l’évocation de la vieillesse et de la mort: Partir à jamais/Déporte le cœur vers soi/Tout rentre dans l’ombre.

Le voyageur et son ombre…De quoi méditer longtemps, sur le peu que nous sommes, et le plein que sans cesse nous effleurons.

Joseph Bodson