NOUS N'Y SOMMES PAS ENCORE (nouvelles)

     

AREAW Association Royale des Ecrivains et Artistes de Wallonie

Publié le 1 août 2016 |

Philippe Cantraine, Nous n’y sommes pas encore (nouvelles), éditions Muse.

 Une chose m’a frappé d’emblée, dans ces nouvelles: elles sont écrites par un homme d’action plutôt que par un discoureur, ou un styliste. Un homme d’action, c’est-à-dire aussi un homme de réflexion. De par sa carrière, Philippe Cantraine a parcouru nombre de pays : Allemagne, Canada, Italie, Pologne, et de nombreux pays d’Afrique francophone. Cette tendance était déjà assez marquée dans le roman qui avait précédé, fort bien construit, ménageant ses effets, pour narrer l’odyssée de l’or belge égaré en 1940 dans les sables du Sahara. Cette tendance se confirme ici, tout spécialement dans les deux nouvelles qui se déroulent sur un fond d’archéologie, de fouilles, mais aussi de guerre. Philippe Cantraine a l’art de ménager ses effets, de créer des personnages bien typés, sans négliger pour autant les arrière-fonds, tous ces personnages secondaires, venus souvent du petit peuple, et dont le sort l’intéresse tout autant que celui des ténors de la politique ou de l’espionnage.

 Ainsi, l’épidémie de diarrhée qui ouvre la première de ces nouvelles, et vient mettre obstacle à l’ouverture d’un tombeau égyptien: une histoire dérisoire, histoire de la dérision qui ramène au niveau du quotidien certaines des prétentions du monde savant, mais aussi de celui des médias aussi bien que celles d’un nationalisme frelaté, me semble hautement symbolique. Il n’y manque pas, d’ailleurs, d’un certain pittoresque, induit par u personnage très réaliste qui, lui, s’exprime de préférence en picard.

 S’il le voulait, une belle carrière d’auteur de polars et de thrillers s’ouvrirait devant lui…Mais il y a aussi chez lui une part de fantaisie, de poésie, et aussi de critique sociale. Difficile, quand on est riche d’autant de dons, de fréquentations diverses, de missions lointaines, de se limiter à un seul domaine. Nous ne nous en plaindrons pas, et nous attendrons avec intérêt les surprises qu’il nous réserve encore.

 

                                                                                                   Joseph Bodson

                                     

                                     

 

 « Nous n’y sommes pas encore » (nouvelles, Muse, 2016).

Un entretien avec Françoise Lison (29 août 2016).

 

Je fais une distinction entre l’auteur et l’œuvre, n’étant pas acquis à l’idée que l’auteur puisse être le plus intéressant des deux, l’objectif psychologique de la connaissance… Ne distingue-t-on pas déjà l’auteur du narrateur ? Une part du travail littéraire échappe à son projet et, si ses explications clarifient certains points utiles à l’interprétation, le résultat obtenu n’est pas égal à l’intention…

Je donne donc suite ici à vos questions dans la mesure où j’y ai moi-même réponse.

 

 . Je pense qu’il y a un « style Philippe Cantraine, une plume aiguisée à l’encre polyphonique du voyage et de l’analyse sociétale, qui se révèle dans une langue charnue, efficace, solide…

Il y a d’une part voyage dans le temps, d’autre part dans l’espace, et, effectivement, une analyse sociétale qui détecte les forces et les questions qui structurent cette agitation au moment saisi.

Cependant, avoir une part consciente et délibérée de mon projet stylistique n’empêche pas que j’aurais bien du mal à prétendre avoir un style personnel et à évaluer ses qualités. Je m’en remets au lecteur et au critique pour apprécier mes réussites et insuffisances de style si le résultat n’est pas égal à l’intention…

Ma chère Françoise, je ne sais si ma langue est charnue et solide. Elle peut m’apparaître comme telle dans la nouvelle des « Cuentos des cœurs compliqués » qui s’intitule « La Pierre et les ombres » parce que le lieu évoqué où elle se passe, très suggestif, y a véritablement « dopé » l’aspect descriptif. A l’inverse, elle me paraît plus nerveuse dans la plupart des « Neuf Nouvelles nègres », rétrospectivement et parce que j’en avais en effet l’intention.

De son côté, « Le Gouverneur des Coquillages » avait intentionnellement (mais aussi parce que j’étais moi-même sous le charme de mon sujet) le style un peu désuet qu’inspire l’écho des œuvres du premier XIXe siècle romantique. Et « Fort de Joux - Les derniers jours de Toussaint Louverture », en prise avec ce que Hegel appelait « l’Esprit du temps », apporte lui l’éloquence de l’époque de la Révolution et de l’Empire, qui, jusqu’à un certain point, peut convenir à une pièce de théâtre.

Mon « projet stylistique », réussi ou manqué, peut donc être présenté comme suit : à chaque récit les modulations qu’il inspire, presque un style propre que dicte l’intuition que j’ai alors de la manière dont il doit être écrit. D’où une certaine plasticité, peut-être due au fait que je visualise et j’écoute ce que j’écris. J’ajoute les différences de tempo (donc de rapport au temps de réalisation du dénouement), un aspect qui prend une valeur singulière dans les nouvelles qui, à mes yeux, fonctionnent un peu comme des équations...

 

. Les personnages évoluent au cœur d’une tourmente, un creuset pétri d’histoire, de technologie concrète, de société « étagée ».

Vous pensez au roman « Le Gouverneur des coquillages » où chacune de vos remarques se vérifie effectivement. Dans mes autres livres aussi, je mets volontiers en scène des moments de l’Histoire, j’y fais, sans jamais les figer, des coupes que j’examine. L’espace-temps de mes récits est un espace dynamique, à la fois anaphorique et diacritique, une tourmente où la société des hommes n’échappe pas aux drames et aux conflits qui sont le propre de son Histoire. Mais la société, dans l’espace-temps donné que j’examine, est soulignée comme un ensemble organisé que celui-ci étage, distribuant les places, les rôles individuels, les outils de l’emploi ou du métier, et in fine les responsabilités.

Ceci reste vrai dans les nouvelles de « Nous n’y sommes pas encore », mais on est dans l’actualité, l’Histoire est cette fois celle qui se fait, celle de l’actualité des années où je les ai écrites. J’ai, dans des livres écrits précédemment, d’autres nouvelles et récits du même tonneau dont l’inspiration vient du présent, voire de mon vécu direct. Je ne les écrirais sans doute plus exactement de la même manière aujourd’hui. De nouveaux phénomènes contemporains sont apparus, Daech n’existait pas avant 2014, et ma vie m’apporte des expériences que je n’avais pas faites encore. C’est pourquoi je ne me vois pas comme l’auteur de romans historiques puisque je suis toujours d’abord à la recherche du vivant.

 

. L’auteur prend des distances avec le récit qu’il construit (d’après plan ?) : rouages savants, intrigue tenue dans une large sphère à la densité forte.

De plan, je n’en ai guère. L’imagination est ce qui conduit. Le récit se construit et s’invente en avançant et je ne redécouvre souvent, qu’au moment où la conclusion arrive, mes intentions de départ entre-temps revisitées. Même dans « Le Gouverneur des coquillages », je tiens la distance par rapport à mon sujet, un sujet, c’est vrai, à la première personne, qui m’est proche par la pensée et les pérégrinations (partout où il est allé, j’ai découvert que j’y étais allé aussi) mais n’est résolument pas moi.  

La prise de distance est devenue pour moi, avec le temps, une préoccupation centrale parce que la relativité est la réalité où démêler le bien du mal. Cependant, il faut se garder de toute négativité, celle d’un comique très vite trop explicite, ou encore de l’ironie qui prend déjà parti pour la négative, en ramenant à une attitude « contre ». L’ironie referme les portes en grinçant (une ironie grinçante)… N’étant pas d’un naturel acrimonieux, je ne puis aller jusqu’à « mordre » que lorsque une indignation authentique et légitime attend une preuve, une « certification ». Mais l’ironie comme le comique sont peu intéressants pour un auteur parce qu’ils ont pour objet in fine de dévaluer le sens.

« J’ouvre les livres pour étudier, je les ferme pour vivre » déclarait André Suarès. Je lis pour me donner de la force dans la vie. Ecrire et vivre sont, l’un et l’autre, une immanquable rencontre du vrai et du faux, du bien et du mal. J’écris pour construire le mouvement de compréhension de ce que sera ma journée, une tension du tout qui puisse conduire vers un dépassement et une sortie hors du domaine réservé de l’écriture.

 

. L’humour « sur le fil », comme dans « La querelle des bedeaux », où le lecteur s’amuse de la finesse du narrateur (qui a dû bien s’amuser).

L’humour est la plus salutaire des réponses : je me suis bien amusé avec mes deux bedeaux (nouvelle qui est à rapprocher de « L’Echauffourée », dans les « Cuentos »), et aussi avec mon docteur égyptien et le campement d’archéologues, la dramatique réunion des experts du patrimoine à Paris, l’amour de l’artiste internée pour son vieil empereur déchu monomaniaque, et le projet accouché du caprice d’un jardinier aux idées fixes. J’espère que le lecteur en tirera sa part de bénéfice.

La littérature n’aime pas les fausses certitudes alors que l’auteur veut peser les pour et les contre en écrivant. Dans ces récits, cet humour parodique subvertit les discours des rôles et des institutions que la littérature n’a pas pour vocation de figer dans leurs routines langagières pas plus que dans une dévotion confite. J’ai voulu réinvestir par la plume l’identité des personnages et le fonctionnement d’institutions dont le langage, foncièrement, est composé d’assertions. C’est le propre du langage d’être assertif. Devant cet agglomérat du sens qui s’accumule et, si on n’y prend garde, pourrait faire tout rater, l’humour vient couper la route à la généralisation et au jeu linéaire des déductions. L’humour infiltre l’épaisseur de l’affirmation de ce qui est tenu pour vrai, sort de l’explicite, le déstabilise, sauve les enjeux essentiels et brouille les cartes de la lecture, par une approche ouverte et joyeuse.

Si je ne puis douter, interroger, préférer une option à telle autre, alors il faut déborder le discours de la contrainte, l’assertion lassée d’être déclarative. Le premier souci de l’humour est de sortir des clous, de se décoller du sens littéral du propos pour enclencher notre élan pour être libre, dialectique toujours sans synthèse, « sur le fil » comme vous l’écrivez, antidogmatique et brouillant les choix binaires.

 

                                      La querelle des bedeaux (nouvelle)

 

Changer l’heure en cours d’année est l’une de ces mesures d’économie que l’ordre public peut décider sans trop d’explications sous le motif qu’elles sont aussi naturelles que l’est le renoncement, l’hiver, du maillot en faveur du manteau. Pourtant, à la différence des usages vestimentaires dont les variations tombent sous le sens, loin s’en faut que l’acceptation de cette nécessité, ou ce qui passe pour tel, soit spontanée. L’application tombe, orchestrée, chacun se trouvant enjoint d’aligner son heure personnelle sur l’heure collective tandis que la nature se montre indifférente à cette régulation.

Afin de récuser par avance toute protestation, le changement d’heure veille à s’assurer de la connivence des organisations internationales mandatées, des conclusions des météorologues et des encouragements des économistes de tout poil, ténors pointus de la productivité, et même les Eglises, courtoisement  consultées, assurent n’y point voir injure à leur calendrier.

Quoique longuement expliqué par les officiels réquisitionnés, relayés par la presse, ce changement demeure in fine passablement incompréhensible au  tout–venant,  par nature boudeur ou contestataire. Celui–là, il est difficile de le faire démordre de son scepticisme. Emportant dans son application les agendas de la vie intime, bousculant la vie domestique, le changement d’heure est foncièrement contrariant. Ici, sur la frontière, les deux pays qui se regardent depuis des siècles par–dessus le fleuve, en mettant le moins de grâce possible à le franchir, ne se mirent pas vraiment d’accord le jour où cette innovation entra dans les faits. L’heure d’été fut simple au Portugal, double pour l’Espagne où une première heure fut en effet imposée dès l’hiver. Ainsi, au sortir de la manipulation, le décalage horaire marqua une heure de différence estivale entre Alecrim, la portugaise, sur la rive droite du fleuve, et San José qui se trouve sur sa rive gauche. Au lever comme au coucher, San José avait pris, sur sa voisine, une heure d’avance pour admirer les levers et les couchers de soleil.

Ce ne fut pas tout. Une règle s’imposait pour activer de façon concertée les cloches. De part et d’autre du hiatus provoqué par le changement horaire, mis en demeure de s’ajuster sur leur horaire respectif, les bedeaux d’Alecrim et de San José, guère accoutumés à porter les yeux au loin, ne s’étaient pas mis d’accord, ni n’avaient daigné accorder au plus serré leurs violons, comprenez les cloches, lesquelles relèvent ordinairement de ces marguilliers. Depuis plus de deux semaines, ces deux hommes à l’ordinaire paisible vidaient la querelle de leur vie en le disputant, par volées de cloches interposées, à propos de l’organisation des journées de ceux d’Alecrim et de ceux de San José.

L’un jugeait qu’il lui fallait faire sonner les cloches avant l’autre dès lors que sa ville était plus avancée dans le jour que sa voisine posée sur l’autre rive, une largeur de fleuve à l’ouest. Pédagogique à ses dires, une telle option présentait l’avantage de faciliter la compréhension du décalage horaire lui–même, ces quelques instants anticipés rappelant du même coup, pour ceux qui l’auraient oublié, que, à San José, on se couchait plus tôt qu’à Alecrim. Le bedeau portugais se trouvait alors devant le fait accompli : les cloches de San José avaient sonné. Un silence contraint s’insinuait, creusé bientôt par ces minutes anticipées que s’était accordées le bedeau qui avait la préséance sur la course du soleil. Quelques instants plus tard, comme de juste, les cloches d’Alecrim se faisaient entendre à leur tour. Mais, l’esprit compliqué et têtu, le bedeau de San José était décidé à y aller de son point de vue sans s’encombrer de celui des autres. Ces dispositions n’ayant pas fait l’objet d’un règlement concerté, un malin plaisir ne tarda pas à lui glisser à l’oreille de sonner à toute volée le plus longtemps possible. Un jour, tandis que protestait toujours plus la préjudiciée, la cité de l’Algarve à qui était échu d’admirer les longs crépuscules de l’été un chouia plus tard que sa consœur andalouse, le redoutable bedeau de San José, imbu de sa préséance, sacristain s’il en est, y alla de sa louche et les cloches s’envolèrent, débordant généreusement le temps où le ciel leur appartenait. Leur allégresse fut telle qu’il n’y eut plus de frein à leur emportement.

La différence horaire réelle était dérisoire à en juger des cadrans solaires, irréfutables ceux-ci, et de la placidité avec laquelle le soleil enjambait le fleuve. La manœuvre espagnole ayant fini par indigner tout Alecrim, le tour de cloches de San José fut anticipé et les cloches portugaises balancées sans plus hésiter. Le Rubicon était franchi. Il en fut ainsi désormais, l’habitude en ayant été prise. Dans le mouvement des cloches d’Alecrim s’en allant sonner au milieu des cloches de San José, se laissait entrevoir l’ardeur des deux bedeaux qui se portaient l’un vers l’autre,   avec   une   détermination  toujours accrue. Leur temps de longtemps écoulé, les cloches de San José sonnaient encore. Le silence forcé des siennes minait le marguillier d’Alacrim. Différend pour différend, il prit la décision de se porter à la rencontre des sons de cloches itératifs de son confrère de l’Est, ce chauvin qui s’affranchissait toujours plus en se moquant dans les grandes largeurs des radios et des journaux télévisés officiels, et même au-delà.

Les cloches de San José n’imaginèrent plus qu’elles puissent faire retraite, et les cloches de sa voisine, qui  leur disputaient le ciel, s’attardant le temps de mêler leurs discordances à celles de l’ennemi, comme dans un ricanement de bronze continuèrent de s’éterniser sous le soleil de Satan.

 

Depuis ce jour où les cloches de San José s’envolèrent, à chaque heure de la journée que fait Dieu, et même à la demi–heure si l’on tient compte du double coup de cloche frontal et dissonant qui brièvement la signale, les deux populations vivaient déboussolées, le jour aux prises avec leurs travaux, la nuit quand ressortent les soucis et les angoisses, le soir agglutinées au frais sur les places et les terrasses au milieu des braiements des ânes et de l’agitation des basse–cours, dans l’appréhension du tintamarre imminent. Le précédent venait à peine de marquer sa position dont il ne voulait pas démordre, que celui de l’autre rive, qui avait le sens de l’honneur, ne tardait pas à rappeler qu’il ne l’entendait pas autrement. Personne n’irait en mourir, certes non, mais  tous étaient touchés. Ainsi s’installa l’habitude au grand dam des riverains des deux  côtés.

En d’autres temps, des temps lointains où les Arabes vivaient en ces contrées, peut– être le muezzin y était–il allé de sa prière, invoquant Allah d’une voix portée assez haut pour que celui–ci pût l’entendre. Ce n’était pas alors cette voix métallique des muezzins incultes d’aujourd’hui, portée par des haut–parleurs mal réglés et disgracieux. Du masque, elle pénétrait directement le tréfonds de l’âme où elle se serait étouffée presque si l’espoir ne la soulevait de sa main. Nulle importance que la voix du muezzin fût alors particulièrement belle. La beauté elle–même ne suffit pas. La voix du Cante Jondo n’est pas harmonieuse. Celle qui sert le fado du l’est pas nécessairement non plus. Elles peuvent l’être, bien sûr, mais là n’est pas l’important. Le muezzin n’est plus là et ces cloches d’aujourd’hui, celles–là mêmes qui  rivalisaient d’une rive à l’autre, ne valent guère mieux que les rengaines des haut–parleurs d’Alexandrie qui, croyant honorer Dieu, le servent si mal. Cloches et haut–parleurs sont indifférents au fait que Dieu goûte ou non une telle musique et estiment avec désinvolture qu’il ne l’entendra jamais suffisamment. A San José comme chez sa voisine, les vieux républicains, les athées, les insomniaques, les libertins s’il s’en trouvait, les libéraux affichés eurent tôt fait d’aller déposer leur plainte à la commune pour tapage nocturne, diurne, matutinal, vespéral et clérical.

Peut–être leur enfance avait–elle manqué de cloches et leur seuil de résistance s’en était-il trouvé fort bas. Les administrations communales découragées d’être impuissantes enregistraient sans mot dire les doléances, accablées par le vacarme que celles–ci venaient grossir, s’imposant à elles–mêmes le silence qu’elles ne pouvaient espérer des trublions qui allaient chacun priant pour son saint. Ainsi en allait–il à San José ; ainsi en allait–il à Alecrim, les hommes étant partout pareils, sans que pût se faire l’unité de la résistance face aux empiétements des deux bedeaux.

Ayant le dessous, le maire portugais – qu’on désigne ici comme le Président de la Chambre municipale – un individu sec et osseux, habité de passions froides, tenta  de parlementer, la main tendue par–dessus le fleuve, réclamant de son collègue andalou un accord sur l’harmonisation des rythmes urbains. Il fit habilement valoir que, San José finissant plus tôt sa journée et ne souhaitant sans doute pas qu’on la lui éternise, il y allait de son propre intérêt. En vain. L’argument tomba à plat. Les populations avaient pris fait et cause pour leur bedeau et ne voulaient plus rien entendre. Il lui fut donc rétorqué depuis San José que toute la faute rejaillissait sur sa ville et son sonneur assez teigneux pour chercher midi à quatorze heures et  faire durer le plaisir.

Aucun des bedeaux ne broncha, et surtout pas le sien. Dépités, les deux magistrats se résolurent à porter le sujet brûlant en haut lieu, qui à Faro, qui à Huelva ou à Séville. En des temps plus barbares, cette décision bravant les libertés locales eût entraîné un soulèvement et chacun des deux hommes aurait eu à affronter sa rébellion. Mais on était dans une époque raisonnable et, dès lors, qui pouvait connaître la moitié de la messe, en haut lieu, qui l’autre moitié ? Faro, Huelva et Séville, où l’on avait avant tout à l’esprit la nécessité de transformer la société, firent savoir aux plaignants qu’ils n’avaient qu’à se débrouiller, démocratie oblige, Dieu soit loué. Et Dieu fut loué. Déboutées, les deux villes se trouvèrent renvoyées solitaires à leur litige.

Un tintinnabulement de trop du côté de San José et Alecrim, la première, fut au bord de l’insurrection. Spontanément, son port entreprenait de réquisitionner tout ce qu’il comptait de yachts et de barques pour assurer le franchissement du fleuve. A les entendre, ses habitants avaient le droit pour eux. Les prétentions andalouses en avaient fait, des siècles durant, des citoyens de second ordre. Des guérillas de potaches furent signalées dans les fourrés du fleuve. Le maire d’Alecrim réunit d’urgence l’assemblée municipale. Le malheureux découvrit, consterné, que la dissension s’y était installée comme la vérole. Plusieurs représentants de la majorité menaçaient déjà de rejoindre l’opposition, laquelle en sous–main encourageait les excités. Lors d’un conseil municipal particulièrement houleux, le maire réussit à l’arrachée à se faire accorder un mandat de négociateur qui, avant même d’entrer en vigueur, le faisait déjà suspecter de compromission et de lâcheté. En vérité l’homme ne contrôlait plus rien. La voix de l’opposition s’élevait, qui n’avait qu’un seul mérite à faire valoir à ses yeux, celui de détourner l’attention de l’assistance de ces affreux sons de cloches qui ne tarissaient pas. Le maire regarda par la fenêtre de la mairie : sous ses yeux, un cortège de femmes hagardes, par les raidillons rejoignaient en hâte les hauteurs du château. C’était la guerre, avec ses drames et ses cohortes de réfugiés, qui menaçait. Ah ! Comme il aurait cent fois préféré chasser la caille et la perdrix, bouquiner Saramago et, dans les jeux floraux du terroir, décerner aux poètes locaux des diplômes et des prix. Inaugurer les monuments et les fleurir à l’instar des grands hommes d’Etat qui avaient appris des champs de bataille et auxquels, soyons modeste, il ne se serait jamais permis de mesurer ses courtes quoique honorables ambitions. Ces occupations auraient satisfait l’homme et largement suffi à ses fatigues. Fût–ce, toute médaille ayant son revers, en souffrant les grelots insignifiants des caciques de l’opposition au Conseil communal. Mais voilà, s’il avait accepté d’être président de ladite Chambre municipale, c’était pour servir le jour où quelque problème surviendrait et où il n’y aurait plus d’autre que lui pour le résoudre. Ce moment–là, eh bien ! c’était peu dire, il s’y trouvait.

Les circonstances lui vinrent en aide. Un coup de main hasardeux des échauffés d’Alecrim, avec pour objectif de couper les cordes que l’adversaire étirait en travers du fleuve, échoua par une nuit sans lune. L’adage qui veut que, à force de tirer dessus, à la fin elles cassent, avait été l’excuse à leur action malheureuse.

 

Superbe, le chef de l’opposition municipale avait rétorqué, en conseil, au président que, même manquée, l’opération valait toujours mieux que la position officielle qui revenait à ménager lesdites cordes en leur donnant du mou au risque de passer pour des lâches. En guise de représailles, une razzia dans les jardins et les potagers portugais alla barboter au creux des ruisseaux humides. Une seconde équipée fut lâchée plus haut, dans la garrigue où les Espagnols s’égarèrent, fort fâchés au milieu des lentisques et des caroubiers, car on n’avait jamais daigné se rendre visite, parce qu’on ne s’était jamais résolu, dans les périodes de paix, à explorer les chemins qui conduisent jusqu’à l’autre, et qu’on était de ce fait dans l’ignorance à  peu près complète des topographies des deux agglomérations et de leurs campagnes respectives. Désappointés, les querelleurs des deux camps rentrèrent chez eux sous une volée de cloches vengeresses, ne réécrit pas une guerre picrocholine qui veut. La crainte et le découragement gagnèrent alors jusqu’aux plus audacieux.

Le maire d’Alecrim respira. Peut–être la voix de la raison finirait–elle par se faire entendre ? Enfin les habitants fatigués consentiraient–ils à se rendre à des vues plus convenables et à réintégrer leurs intérêts locaux, maigres et ordinaires, mais sages et près du bonnet ? C’était compter sans les ressentiments. Et sans les deux bedeaux, tout à leur dialogue bruyant avec Dieu. Maintenant, ces deux–là étaient fous. Ils en étaient arrivés au point où, l’escalier des cloches abattu, les portes barricadées, plus rien ici–bas ne pouvait atteindre ces forcenés et les fléchir. Réfugiés sous les combles, tout à leurs éclats sonores déversés à qui mieux mieux, ils se croisaient dans leur retraite mystique, étourdis d’escarmouches, chevaliers d’un ordre illisible, saisis d’un état d’exaltation peu commun. Il aurait fallu que le Tout–Puissant lui–même se décide à les raisonner pour qu’ils acceptent de revenir sur terre, mais, goûtant peut–être l’innovation de cette cacophonie sans précédent, en tout cas sourd même aux objurgations des séraphins inaudibles, Dieu n’intervenait pas et laissait les cloches à qui mieux mieux se contredire. A l’abri dans leurs clochers, fermés aux supplications des mortels, les bedeaux campaient sur leurs aériennes positions.

 

Mais où donc était le curé ? Inflexible, celui de San José se tenait hors d’atteinte. D’ordinaire sédentaire, celui d’Alecrim était en voyage. Le magistrat renonça à faire appel à l’ecclésiastique. Il manda un émissaire qui traversa le fleuve pour persuader l’alcalde, son vis–à–vis, de la nécessité d’une nouvelle entrevue. Peut–être en était–il arrivé au même stade de conclusion que lui. Celle–ci eut lieu sur le fleuve, chacun dans une barque, sous un dais de bonne étoffe pour faire bonne figure, les interlocuteurs échangeant leurs opinions d’un bord à l’autre avec, attroupées sur les quais, les populations des deux cités venues jouir du spectacle. Même si leur échappaient les pourparlers, tous buvaient les paroles sur les lèvres des deux chefs. Sur les visages, l’impressionnante dignité des notables – pour la rive espagnole un homme d’entendement, d’apparence bonasse, mais d’apparence seulement, une face de bronze rustique du côté portugais, fermée pour la circonstance, des traits presque arabes – paraissait en dire suffisamment de la gravité de l’instant. La bannière de San José flottait et celle d’Alecrim flottait aussi, lui tenant tête. Du haut du ciel, Dieu contemplait, curieux, ce rassemblement derrière leurs maires de ses brebis. Celui d’Alecrim jugea qu’il ne gagnerait rien à ne pas faire une proposition que, secrètement, les populations des deux bords ne pouvaient qu’espérer pour leur soulagement.

A l’alcalde, Alecrim arracha sans trop d’effort ce que l’alcalde espagnol savait ne pouvoir refuser. Pour commencer, il fallait régler le problème des expéditions nocturnes de gens d’ordinaire sans colère, fruit surtout de l’exaspération et de l’insomnie. Les parlementaires convinrent honnêtement que les bedeaux devaient rabattre un peu de leurs prérogatives. L’important était que les gens épuisés retournent à leurs activités autant que possible.

– « Et, pour ne citer que Marx, cher collègue, disait celui des deux qui avait connu, un temps, une guerre civile, qu’ils reconstituent à cet effet leur force de travail… »

– « Je vous propose d’effacer tout ce qui peut l’être », offrait le premier citoyen d’Alecrim. « Bon, je vous l’accorde, le problème n’est pas venu de vous. Mais mes concitoyens n’en sont pas plus responsables. La faute en incombe aux seuls énergumènes juchés dans leur tour, deux sourds qui n’entendent plus les pets qu’ils font à force du bruit qu’ils nous jettent à la tête. Convenons donc de reprendre les choses au début et de changer en douceur le scénario en cours. Que les vôtres et les miens s’en retournent sagement à leurs terrasses moyennant une trêve consentie à partir du coucher du soleil. Nous d’abord, vous à l’heure suivante, en espérant que nous pourrons compter sur la collaboration de nos bedeaux. Nous ajusterons les montres au matin lorsque, à six heures, l’armistice de la nuit sera rompu. Même chose pour la sieste, l’après-midi…

… C’est un compromis encore insuffisant mais acceptable. Pour commencer, on reprend les choses là où elles étaient. On en infléchit un peu le cours en prenant le temps qu’il faut, si vous le voulez bien, pour que prenne forme, non une hypothèse excentrique, accouchée d’une échauffourée improbable, mais un scénario bis. Et on avance, comptant sur un retour progressif à la normale… C’est–à–dire que, vous et moi, nous allons renvoyer nos gens à des plaisirs inoffensifs. Les plaisirs de la table, vous n’êtes pas sans les apprécier autant que moi, font la réputation de nos pays et de leur inimitable savoir–vivre. Je vous mets le marché dans les mains. Si nos adeptes du coup de force regagnent leurs terrasses pour y siroter leur xérès, leur porto, leur amontillado, ou je ne sais laquelle de nos glorieux nectars locaux et nationaux faits pour tourner le cœur vers la félicité, nous pourrons considérer qu’aura été gagnée la première manche. De haute lutte, certes, mais, j’insiste : dignement. Et les terrasses désertées retrouveront leur clientèle. Les pauvres, elles ne savent plus à quel tocsin se vouer. D’accord, vos terrasses ne rencontrent pas le succès des terrasses d’Alecrim, qui naguère encore attiraient le tourisme. Pour tout dire, votre prétention à appâter le passant, on se demande sur quoi elle se fonde… Mais je  veux bien oublier de bonne foi cette évidence que, malgré vos efforts louables pour rattraper votre retard, les attractions de San José ne valent pas tripette. Sur le graphique de nos statistiques comparées, une longueur d’avance sur le temps des cloches ne fera jamais une courbe ascendante... Ce n’est pas en sabotant nos heures de repas que vous y parviendrez. Voilà de la part de ceux qui ont la responsabilité de faire bouillir la marmite. Il faut que tout redevienne comme avant. Avant cette triste affaire, où Alecrim était un havre pour les vacanciers.

Vous ne me répondez pas ? Notre cause n’est–elle  pas  transfrontalière  et commune ? Mon cher, l’âge d’or n’est plus, et il nous faut nous en accommoder. L’histoire est en marche partout, sauf chez nous. L’Esprit du temps passe sous nos fenêtres et demain sera différent d’hier. Faisons en sorte que l’avenir soit équitable. Il en va de la part des fonds structurels européens réclamés de part et d’autre qui, si cela continue, ne nous parviendra plus, à vous comme à moi…

Tenez, je fais un geste : je reconnais que nous accusons un retard sur vous pour les viandes et pour la charcuterie dont vous tirez fierté… Cet argument doit vous  toucher, non ? Qu’en dites–vous ? Restaurons du lomo iberico la juste place. Des touristes, il y en a pour tout le monde. Du savoir–faire, il y en a partout. Les viandes valent bien les poissons du littoral qui garnissent les tables d’Alecrim et rétrécissent à la cuisson comme au lavage. Mais je parle, je parle, et rien n’avance, ceci sans vouloir vous offusquer…

Au moins, convenons de cette trêve de la nuit, dont les terrasses de San José et d’Alecrim ont un urgent besoin. Si nous joignons nos efforts, ce fleuve qui est notre frontière et se rappelle cruellement à nos mémoires rentrera dans son lit. Les cloches se tairont, et cette histoire ne sera plus qu’un souvenir à raconter à nos enfants... »

C’était une offre raisonnable, et l’alcalde dut en convenir. Dieu lui–même n’allait pas attendre éternellement le dimanche pour trouver enfin le repos. Les négociateurs furent d’accord et rentrèrent chez eux la tête haute. Désormais, le repos serait restauré et les marguilliers instamment priés de faire comme tout le monde : pour la nuit, de s’en aller se coucher. On vit alors du jamais vu ; on entendit du jamais entendu ; c’est–à–dire qu’on n’entendit plus rien : la nuit, les cloches se turent ; pour ceux dont les oreilles pouvaient encore entendre, le silence nocturne se fit assourdissant.

Même la cloche laconique chargée de marquer la demi–heure se tut, coup solitaire certes, coup secret et retenu, glas austère solennellement drapé dans le silence où, à sa suite, s’engouffra son funèbre doublon. Rien ne vint rappeler aux vivants le fil du temps inexorable. Les coupables s’abstinrent de taper, ces nuits–là, sur les nerfs de populations secouées par leurs terribles débordements. Les bedeaux aussi avaient besoin de dormir. A contrecœur, ils donnèrent leur parole, non sans laisser les magistrats sur une sombre arrière–pensée. Ne retrouveraient–ils pas le problème intact au réveil, et les bedeaux plus enragés encore d’avoir rongé leur frein toute la nuit ? Et les bedeaux en profitèrent, chacun pour soi, pour se taper la cloche et picoler, convaincus de n’en être, à l’aurore, que plus gaillards. Les deux édiles rentrèrent chez eux applaudis, mais, comme Chamberlain et Daladier à leur retour de Munich, ils se demandèrent s’ils n’avaient pas fait que déplacer la question…

 Dieu lui–même pouvait secrètement préférer ce compromis. Devant une confusion des heures fruit d’une décision administrative que la nature jugeait inepte, il ne lui déplaisait pas que les bedeaux fassent de la résistance, qui plus est en invoquant Son nom. Le prophète Abraham n’avait–il pas adoré un temps le soleil, pensant L’y apercevoir. Et c’est d’un œil indulgent, quoique secret, qu’il savourait le retour en grâce du quadrige d’Apollon, enseveli par les siècles, redevenu objet de respect chez les humains. Que la course du soleil continuât de fonder les termes de leur fronde avait de quoi réjouir le vieil héritage païen qui tapissait le fond des siècles. A la différence des hommes d’Alecrim et de San José, Dieu et Apollon s’étaient de longtemps mis d’accord comme il sied à des personnes de bonne compagnie.

En vérité, les siècles ne s’étaient point écoulés sans laisser leur marque, écornant l’art de ne pas se poser de question, de l’Eternité même compromettant quelque peu le confort. D’abord avec lui–même comme il se doit, Dieu avait également appris à négocier avec autrui. Ainsi, quand le soleil brillait sans nuages, le soleil qui voyait  tout redevenait l’œil de Dieu. De plus en plus fréquemment, Dieu allait aujourd’hui jusqu’à céder la place à Allah, qui était encore une autre façon d’être lui–même. Sa face alors, comme mise en congé, disparaissait. D’accord, dirions–nous avec le président de la Chambre d’Alecrim, qui était un homme avisé. Mais l’œil de Dieu  n’est pas pour autant son tympan. Or, c’est bien d’oreilles qu’il s’agit ici encore et toujours. La nature peut bien se mirer dans le miroir de son créateur avec un certain degré de fiabilité, l’œil du cyclone tenir le centre au milieu du tumulte. Mais qu’en est–il de l’oreille du cyclone ? Des oreilles divines,  que savons–nous ?

 

                                                                           * 

Le Tout–Puissant n’avait pas à prendre en charge les soucis du premier des citoyens d’Alecrim. Ni ceux de celui de San José, à sa décharge pourtant fort pieux. Il bailla sur son nuage, content, comme tout un chacun, de sa nuit et des édiles communaux qui, sans savoir, l’avaient permise. Il ouvrit l’œil et regarda sur les cadrans  des églises des deux villes quelle heure il pouvait bien être. « Cela va bientôt recommencer », en conclut–il.

Dieu s’installa confortablement pour la nouvelle journée qui s’annonçait. Il était curieux de voir ce qui allait se passer, car le doute n’était pas permis : il allait y  avoir à nouveau du grabuge. Une chose seulement l’étonnait, plutôt contrariante si cela devait durer encore. C’était que le grabuge se faisait en son nom seul et que le Diable ne s’apercevait nulle part. Un doute effleura Dieu, celui que le monde  moderne ne soit un monde décidément détraqué. Que penser de ce monde dont il avait été le souverain créateur ?, se demandait Celui qui était l’alpha et l’oméga de l’univers et le résumait tout entier. Sur la portée savonneuse de l’alphabet, le très léger glissement déformant de la lettre grecque alpha vers cette autre lettre grecque qui suivait aussitôt la première, le bêta, clinamen, variante, gauchissement, dérive, avait fait de ce monde voulu par le Tout–Puissant un monde contrarié de bêtas.

Il avait sous les yeux deux bedeaux qui se réclamaient de lui et deux magistrats désormais acharnés à consacrer le plus fort de leur mandat à déminer leur complot. Les deux caciques s’étaient entendus d’une barque à l’autre pour se débarrasser à terme de serviteurs de l’Eglise particulièrement zélés.

En tout bien tout honneur, Dieu en avait la pleine conscience.

 En fait, il n’avait été nulle part question de dresser contre leur Créateur les fidèles de San José et d’Alecrim. Mais deux bedeaux et deux notables ferraillant, sans que le Diable y soit pour quelque chose, était résolument déloyal. Il y avait de quoi le rendre perplexe.

Il n’y avait donc plus rien sur quoi fonder la justice divine ? Le bon et le mauvais étaient–ils irrémédiablement confondus et mêlés ? C’était bien vrai pour les bedeaux, coupables du désordre général, prompts à s’agonir de noms d’oiseaux, autant de blasphèmes, et qu’aveuglait pour le moins l’orgueil, qui est un péché mortel. Pour l’alcalde et son homologue portugais, Dieu trouvait que c’était moins évident. Surtout pour le second. Dieu ne pouvait se résoudre à condamner ce distingué citoyen qu’on a découvert rompu aux jeux sociaux les plus complexes. Le maire, objet de son examen, ignorait tout de la réflexion qu’il provoquait à son corps défendant. Force était de constater que l’individu se gouvernait avec une circonspection que, dans la précipitation générale, le Très–Haut voulait bien reconnaître. Quoique un peu désuète, c’était une vertu respectable, que la modernité n’a que trop ridiculisée. Une sagesse certaine également, qui, cependant, ne tenait pas de lui, où le Tout–Puissant ne se reconnaissait pas.

Et pour cause, c’était comme si le mandat endossé par le maire présentait pour revers de traiter les dix commandements de l’Eglise comme un quelconque morceau d’archive ou d’épigraphie qui n’avait pas été dépoussiéré. Dieu sait où le premier citoyen d’Alecrim avait bien pu aller se fourguer pour en ramener cette vertu singulière, nulle part dictée par la parole divine…

Il n’y avait pas de faille à soupçonner dans le système éprouvé du personnage, son éthique sociale, son sens civique grandi de l’expérience. Le fil solide qui attachait cet homme à l’existence était fait, non pas de cloches et de prières, mais de bon sens, sinon plus modestement de sens commun, et aussi de raison. La fonction qu’il occupait le laissait seul pour le bien comme pour le mal et, des deux, le bien l’emportait généralement sans que les tables de Moïse y fussent pour  quelque chose. Celles–là, il n’avait pas plus l’intention de les questionner que de les repousser, avait–il proclamé à sa dernière campagne électorale pour mettre les choses au point.

Un mot tout trouvé existait pour définir ce type de situation, un mot pour un concept éprouvé pour que, dans la société des hommes, chacun ait son rôle justement distribué. On appelait cela « la laïcité », laquelle n’était pas née de la dernière pluie dont, à vrai dire, nul ne se souvenait plus, tant, depuis longtemps, les pluies s’étaient faites de plus en plus rares.

Va pour la laïcité : Dieu s’y était de longtemps accoutumé et, après avoir ruminé son désappointement, y avait trouvé une considération inattendue en même temps que la sûreté de ses biens et la sécurité de ses ouailles. S’il avait compté participer aux débats, voire présenter éventuellement sa propre liste aux élections, Dieu le premier aurait presque été disposé à s’y conformer. Au pis, le jeûne politique aurait été son instrument de campagne, le mot de la fin. Mais devant un homme taillé comme l’était le président d’Alecrim, dont il lui revenait de délibérer en attendant le jour où il aurait à le juger, en pesant les bienfaits et les péchés dans sa balance, Dieu estima qu’il valait mieux tempérer. La confusion entre le Bien et le Mal avait amené sur le fleuve tant de grisaille qu’il aurait été difficilement imaginable que, dans une contrée d’ordinaire inondée d’un soleil généreux, la lumière ne vienne pas déchirer le voile de la bêtise humaine – prix regrettable, mais nécessaire à l’épanouissement du libre–arbitre, rendant au ciel son radieux sourire et écartant des hommes l’erreur qui est la porte obscure du néant.

Ce pensant, l’impensable était arrivé. Dieu ne savait pas et, sans personne pour partager son étonnement, il s’en montrait plus ennuyé qu’offensé. Il investissait le maire d’Alecrim d’une considération qui, s’il en avait eu vent, aurait surpris l’intéressé en bute au fardeau que l’on sait. S’il était effectivement porteur d’un titre de transport, c’était celui que lui avaient conféré ses électeurs sous la forme d’un bulletin de vote glissé dans l’urne, et non pas d’un billet d’avion composté, descendu des  profondeurs du Ciel assorti d’un billet retour obligatoire à confirmer.

Dieu l’admit : le temps des prophètes était de longtemps consommé. Aucun de ceux qui prétendaient actuellement à cette mission de confiance, à ce statut insigne, sans y avoir été autorisés, n’avait reçu de lui les lettres de créance l’autorisant à se prévaloir d’une quelconque parole révélée. Et ceux–là étaient pourtant devenus légion. L’immense majorité des prédicateurs à complet veston et cravate  raide, chicha ou turban amidonné avait le cerveau délirant, était tourneboulée par  les succès médiatiques. Partout, la métaphysique le cédait à la bêtaphysique. Bref, parce que l’homme ne prétendait à rien d’autre qu’à accomplir ce qu’il estimait juste ou bon pour ce qu’il convoitait, le cas du cacique d’Alecrim était devenu un cas en  soi, ni porté vers le démon, ni souriant aux anges. Pour le juger comme le ferait un médecin des corps faute d’y voir clair avec les yeux d’un médecin des âmes, il fallait convenir que, au fond du cœur du premier magistrat d’Alecrim, débattaient les objurgations de sa conscience, lesquelles lui étaient une santé là où les défaitistes de tout poil, s’ils l’avaient pu percer, y auraient blâmé l’usure précoce, promise à cet organe par une vie sans ménagements.

                                                                          *

Sauf à être hégélien (il en est d’estimables jusque sous ces latitudes), on ne peut affirmer une chose et vanter son contraire. Le président de la Chambre municipale s’était engagé sans reculer sur la pente ardue de la concorde.

Ce ne serait pas de lui qu’il faudrait désormais attendre des arguments pour s’en écarter, attiré par le précipice abyssal où des cataclysmes brassent leurs ondes écumantes, d’une autre ampleur qu’une querelle de marguilliers de campagne, toute lancinante qu’elle soit. Le fleuve, barrière physique, était une chose. Une autre, la clairvoyance du premier magistrat qui campait sur sa rive occidentale. Le fleuve avait de ces rivages tout en hauteur qui suffisaient à vous décourager de se manifester à découvert. Des siècles s’étaient passés à ignorer qu’on pût vivre ailleurs, aimer, mettre au monde et mourir sur l’autre rive de ce fleuve dont nous parlons, qu’importe son nom.

C’était bien suffisant, pour ce malheureux fleuve, de se voir investi, sans l’avoir demandé, de la garde de la frontière sans pouvoir y déroger, y pliant ses méandres, comme épousant l’infirmité des esprits riverains qui en étaient venus à borner son paysage.

Le vieux fleuve arabe dont les eaux baignent les villes de San José et d’Alecrim, en somme d’aimables bourgades où il fait habituellement bon vivre, jamais ne se serait avisé de se prendre pour l’Averne, le Ténare, le Cocyte ou le Phlégéthon, lac ou fleuves des enfers condamnés à assurer un emploi qu’ils n’avaient pas non plus demandé. Mais c’est sur ce fleuve que cette histoire était venue faire son lit.

– « Et maintenant, je fais quoi ? ». Le président de la Chambre municipale, dont je viens à l’instant de vanter la clairvoyance, contemplait, l’œil vif, San José blanche et rouge sous ses airs de grande bergerie, ses rues grimpant roidement vers l’église qui les coiffe, leurs maisons soignées, toitures de tuiles rangées coquettement l’une sous l’autre, assemblées comme pour le manteau du berger. C’était un endroit d’aspect plaisant où d’ordinaire il ne se passait rien. Du moins jusqu’à ce que San José devienne un refuge de rufians. Du moins s’il fallait en croire les habitants d’Alecrim qui passaient pour tels à San José qui leur rendait la politesse. Il faudrait du temps et de la patience pour que les cerveaux débondés en reviennent à de meilleures dispositions.

Au moins, maintenant, la nuit, on dormait. C’était toujours ça. Le maire avait gagné en prestige auprès des siens, rendus à un repos salvateur. Lui en escomptait qu’il serait plus écouté à l’avenir. Les dissidents du Conseil communal et des cinq Conseils de paroisse – étaient rentrés dans le rang, prenant parti pour une sortie rapide de la crise, et l’opposition se tenait coite. Désormais, il n’aurait plus à se battre sur deux fronts.

Le maire ouvrit l’interphone et s’adressa au secrétaire communal :

– « Marcelino, Monsieur le Curé est-il rentré ? Voulez–vous demander à s’il peut passer me voir ? » Le Révérend était un homme placide, étouffé par les rhumatismes, qui ne s’occupait des affaires de ce monde que lorsqu’il s’y voyait obligé. C’était une variante douce et sans éclat de son bedeau sur qui, bonne ou mauvaise, il n’avait aucune influence. L’un et l’autre adoraient Dieu, et c’était chacun à sa façon.

Au moment des faits, à Mértola pour raison personnelle, on ne l’avait guère entendu. Le maire pensait que le curé de retour, découvrant l’ampleur du drame, y mettrait du sien pour un règlement décisif du conflit.

–          « Je reviens de Mértola, déclara l’homme d’Eglise, confondu en excuses aussitôt qu’il fut en présence du maire. J’y ai visité une sœur malade qui m’avait fait  chercher. »

–          « Je vous en prie, Monsieur le Curé, prenez place. Nous avons à causer…»

Le curé s’installa sur le siège qu’on lui proposait et attendit, inquiet. Il voyait bien que le maire n’était pas hostile, mais la crise, dont le ressort se trouvait dans l’église, exonérait son regard de toute aménité.

« Vous savez, maintenant que vous revoilà parmi nous, ce qui se passe dans notre bonne ville… L’affaire traîne en longueur, les protagonistes font preuve d’une résistance olympique à toute pression. Je n’aurais jamais imaginé que le bedeau puisse être aussi coriace, et l’autre protagoniste, à San José, ne l’est pas moins… Evidemment, mon collègue de San José défend le point de vue contraire et rejette tous les torts sur nous. Qui n'entend qu'une cloche n'entend qu'un son, et il est vrai que c’est par le sien bedeau que tout a commencé. Il en résulte une dette morale… »

–          « C’est une affaire embarrassante, je le comprends bien …»

–          « Comment voyez–vous les choses ? » – « Pour l’instant, Senhor Presidente, j’en suis à prendre connaissance des faits… » – « Vous l’aurez vite fait ! Mon collègue et moi n’avons réussi à ramener le calme que la nuit. C’est toujours ça, mais cela ne suffit guère. Les journées sont insupportables. Ces cloches fêlées de sacristains ne se tairont donc jamais ? »

–          « Peut–être pourrions–nous réunir une commission mixte épiscopale ?... »

–          « C’est une possibilité, d’autant que le mal est venu de l’église… » Le front du curé se rembrunit : – « Non, non, je disais cela comme ça… »

–          « Dites, mon Père, dites… De toute façon, je pense que cette solution ferait l’aveu de notre impuissance locale. Ce ne pourrait qu’être un dernier recours comme il ressort de notre initiative malheureuse de voici deux semaines à Faro… Comment vous y prendriez–vous ? Vous pourriez peut–être le morigéner un peu ? »

–          « Ce serait peine perdue », murmura le saint homme, « car il n’écoute pas… »

–          « Le bedeau assiste–t–il à la messe ? » – « Il n’en manque aucune… »

– « Vous pourriez alors vous adresser à lui publiquement ? »

–          « Un sermon en chaire ?, s’étonna le curé. – « Un sermon en chaire, et bien senti. Sauriez–vous le mettre à découvert pour le confondre sans le regretter ensuite ? Je vous parle d’égal à égal. » – « Je suis un homme de paix… »

–          Précisément » fit observer posément le maire, analytique et incisif. « Il s’agit de la paix civile. » – « Je parle de la paix de Dieu. » – « Justement. C’est, je pense, le seul argument que votre bedeau soit à même de comprendre… Que je sache, vous êtes religieux, lui pas. Ce serait tout de même fort qu’il l’emporte sur vous. Vous êtes, que je sache, son supérieur hiérarchique ! »

–          « Ah ! soupira le curé. Si tout était aussi simple... Si Dieu qui le voit le juge avec bienveillance, qui suis–je et que puis–je ? »

–          « Vous suggérez que Dieu serait du côté du marguillier ? Rassurez–vous. Dieu n’y est pour rien. La liberté de l’homme n’est autre que sa nécessité propre. Et la nécessité aujourd’hui est de sauver cette ville, ne croyez–vous pas ? »

Le curé approuva mollement. Il soupira. C’est entendu. Dans son prochain sermon, il prendra fait et cause pour une sortie de la crise, et y mettra des termes à même de convaincre le marguillier…

–          « Permettez–moi une question, mon Père ? Comment faites–vous, dans ces conditions, pour démêler ce qui appartient à Dieu et ce qui est le fait du Diable ? »

–          Le curé répondit sans se démonter : – « Mon fils, Un philosophe allemand a prétendu, voici cent trente ans, que Dieu était mort. Il s’est trompé. Vous voyez bien. Aujourd’hui, Dieu a toute la place… »

–          « Est–ce dire que le Mal n’est plus ? » insista le président. « L’évidence de tous les jours nous montre que c’est tout le contraire. Je vous laisse en penser ce que vous voulez, admettez que c’est fort troublant... Mon Père, vous avez–là un sermon tout trouvé pour ce dimanche. Mais n’oubliez pas la conclusion… »

 

Ce dimanche–là, il y eut foule à l’église. Le peuple d’Alecrim s’était déplacé avec son maire et son conseil au complet, sans compter la camarilla des conseilleurs indispensables, des mécréants, des parasites et des badauds. Tous s’y rendirent, pressés d’entendre le curé tonner en chaire contre le bedeau sacristain, chérubin ou Satan, barricadé de si longtemps dans son clocher que nul ne se souvenait encore de son visage, tourné en permanence vers le Ciel. Le moment vint où le curé monta en chaire.

–          « Mes frères, commença–t–il après avoir fixé chacun d’un regard brûlant, insistant et courroucé, « un blasphémateur qui osa prétendre jadis que Dieu était mort s’est trompé ! Cet homme était aveuglé par l’orgueil. Il lui a manqué de comprendre qu’il s’agissait du Démon, et seulement de lui. Mais non, cet homme nous a entraînés funestement sur sa pente. L’aveuglement perd aujourd’hui le monde, accompagné d’une surdité condamnable et généralisée. Aveugles et sourds, vous l’êtes tous, mes frères. » Quelqu’un hasarda : – « C’est les cloches ! … » Le curé le foudroya du regard.

– « Aujourd’hui, Dieu a toute la place… Est–ce dire que le Mal n’est plus. Regardez tous ! Ecoutez tous ! Vous n’écoutez pas ! L’évidence de tous les jours nous montre que c’est tout le contraire. Voilà ce qui arrive quand Dieu nous  demande de décider de nous… » La nef était silencieuse. Tous voyaient. Tous écoutaient. Quelques-uns, vaguement troublés, disposés à se voir coupables, furent pris de toux. Le curé reprenait. L’écho de la voix dans sa chaire couvrait tout, montait graduellement pour redescendre agripper chaque paroissien par le pan de sa conscience.

–          « Je vous entends, mes frères. Qui de vous sait encore les mots par lesquels Dieu s’est présenté à lui, vous qui, un jour, vous êtes retrouvés seuls abandonnés dans l’ombre, saisis par le glas des nuits ténébreuses ?

« Charité ! » vous fut sa recommandation. « Vertu ! » (il guignait quelque jolie paroissienne qui lui en avait conté de belles en confession) – « Raison ! » souffla le maire. – « Raison !... » ajouta précipitamment le curé.

« Voilà. Nous y sommes… » « Humilité ! » fit–il, soudain redressé après s’être ressaisi, la voix résonnant sous les voûtes, pointant l’index qu’accompagnèrent du regard tous ceux qui le purent dans la direction de la  sacristie.

Le sacristain était descendu silencieusement de sa retraite et écoutait, bouche bée, autant de mots de mise en garde et de reproches qui lui étaient destinés. Les rangées l’aperçurent l’une après l’autre. Les gens, dont l’attention était distraite, se passaient  en  chuchotant  le  mot.  –  « Voilà  la  brute  du  curé  descendue  de  son Golgotha... » Tous ceux qui l’avaient oublié purent se rappeler combien il était chétif et laid. Le teint olivâtre était celui de qui, dans les angoisses, a vu, porteur de la couronne d’épines, le Christ Sauveur en sang. Depuis la dernière fois qu’il avait été aperçu, les rides s’étaient profondément creusées, ravinées par les insomnies.

 Pendant qu’il écoutait, pour peu que les cloches lui aient laissé de quoi entendre à  en juger des pansements sur ses oreilles ensanglantées, la bave lui coulait aux commissures des lèvres. Chacun se demandait ce que cette créature disgraciée était en mesure de comprendre du sermon inspiré du curé. Le demeuré comprenait–il qu’il n’y en avait que pour lui et l’immense trouble qu’il avait causé ? L’œil du Créateur n’avait jamais pu percer sa retraite. Sourde à toute exhortation et toute supplique avait été son oreille. Alors, le curé ? Oui. Mais le Tout–Puissant avait été tout entier dans ses pensées. Les fidèles comprirent qu’il avait autant affronté l’épreuve des cloches, dans le secret de sa vie de troglodyte, qu’il la leur avait imposée, à eux, les gens du dehors qui apercevaient le soleil. Beaucoup, malgré leur rancœur, prirent en pitié cette pauvre âme souffrante. – « Trêve de sensiblerie », gronda le maire à l’intention du double rang occupé par le Conseil communal. « Calmez–vous et écoutez la suite… » Le calme revint et chacun, respectueux, entreprit d’écouter la suite de ce futur morceau choisi du patrimoine universel local.

–          « Que les cloches se taisent pour la gloire du Seigneur aussi longtemps qu’un signe céleste ne les aura pas accordées. Prions, mes frères, pour que Dieu se manifeste également à ceux qui sont d’Alecrim et à ceux qui sont de San José, vos frères. Qu’Il soit cette main qui efface tout et que chacun s’en retourne, qui aux champs, qui a ses tâches quotidiennes, dans les heures claires et la paix retrouvée du Seigneur. Amen. »

–          « Bigre », fit l’adjoint au maire, « quelle soupe, mais quel panache !… » – « N’en dis pas plus » lui enjoignit son supérieur qui avait vu le corps du bedeau lentement  se disloquer et se répandre sur le sol froid de l’église, les bras en croix. « Je crois bien que, cette fois, c’est terminé… » Et reconnaissant, il rendit hommage à la méthode.

 

Le maire de la ville espagnole, alerté, ne put pas être en reste. C’était son tour. Il tenta une manœuvre dilatoire et se défaussa sur son adjoint, un mécréant notoire, se déclarant en délicatesse avec sa conscience. Mais il fut promptement rappelé à sa fonction et à son devoir. La tentative de rabibochage pouvait commencer. Il demanda à voir le curé de sa paroisse, d’abord rétif, et se surprit à hausser la voix devant lui, le conjurant de faire le nécessaire pour désarmer son marguillier.

Le curé, grand absent de cette affaire pour avoir dissimulé un Dieu espagnol dans son cœur et sa foi chauvine dans le tréfonds de ses pensées, tint au sacristain le même langage que celui de l’autre église, qui parcourait le chemin de croix du même Dieu. Il opta pour le tête–à–tête, avec la mine des mauvais jours qui sied à un confessionnal. Autant faire entendre à un sourd ce qu’il ne pouvait plus entendre. Mais l’essentiel était, non la voie suivie, mais le résultat. Le curé dégoûté parut découvrir à ce moment seulement les bandages souillés dont la tête du sacristain était  couverte.  Soûlé  de  fatigue,  convaincu  d’un  orgueil  sans  limites  qui parut l’effrayer soudain, l’autre confessa tout ce qu’on voulut lui faire dire, et plus encore. C’était cette leçon–là qu’il lui fallait apprendre, le menaça l’homme d’Eglise, ou ce serait celle inflexible de la loi.

 

Le lendemain, le jour comme d’habitude s’était levé à l’est, seule certitude immuable à laquelle chacun osait encore se raccrocher. Les six heures passèrent dans un incompréhensible silence. Ce serait donc tout ou rien ? se demanda–t–on. Aux nouvelles de huit heures, le sermon de Dieu fut entendu en famille, dans chaque demeure, à la radio. Un grésillement d’abord, puis une voix nasillarde pénétra chaque maison. C’est aux radios nationales que revenait le soin d’annoncer la bonne nouvelle. Il sera bientôt midi à San José, qu’on se le dise. Il sera onze heures à Alecrim. La cloche de l’église espagnole appellera celle de la rive portugaise à enchaîner sans qu’on n’ait à toucher à la délicate question du décalage horaire, mais surtout sans l’interpréter.

Tel qu’annoncé par la prédication portée des ondes, l’heure officielle de midi, qui  était l’heure de l’armistice, se présenta. Les cloches de San José sonnèrent bientôt. Le clocher d’Alecrim répondit aussitôt poliment, tirant sa révérence, veillant à ce qu’un doux écho de ses cloches épouse harmonieusement les envolées de leurs consœurs. Ce fut sous les vivats du fleuve. Le cours d’eau avait repris ses couleurs. Les barques de part et d’autre, prises d’assaut, s’avancèrent. Elles se dirigèrent sans attendre vers le mitan, le maire et l’alcalde en tête, dans un joyeux embrasement de voiles et de drapeaux. Le lendemain, les cloches recommencèrent.

 

 

 

                                            Les correspondances sacrifiées (nouvelle)

 

Le vieux monsieur avait gardé le large chapeau qui l’avantageait jadis lorsque, allant poser pour la galerie, la circonstance lui recommandait de renoncer aux tenues chamarrées. Large chapeau et fine moustache en croc  vous  campaient  un empereur : un gentleman chasseur à l’habit vert savait comment plaire aux bourgeois en relâchant les humeurs et les fastes guerriers. Donc, le vieux monsieur avait conservé son couvre–chef d’alors, fort utile lorsqu’il se promenait le long des canaux venteux, et c’est sous ce couvre–chef de mousquetaire au repos que les Hollandais, ses hôtes, le voyaient déambuler en de pacifiques promenades où,  devaient-ils croire, il se délestait de son déjeuner. –« Je regrette fort, mon cher ami, que mes compatriotes vous donnent tant de soucis ! » Le vieux monsieur s’adressait au notaire chenu que, au retour de la promenade, il lui arrivait d’entretenir des nouvelles du jour quand les gardes qui veillaient sur lui, vieux rempilés de la Wehrmacht, martiaux autant qu’ils pouvaient l’être, le laissaient tranquille et qu’il en profitait innocemment.

–          « Je ne vous confonds pas avec ceux qui nous ont apporté la guerre… Votre présence parmi nous atténue les rigueurs de l’occupation. Nous vous en savons gré... Votre Majesté n’est nullement responsable de ce qui se passe aujourd’hui et nous avons été tenus à l’écart lors du premier conflit…»

Le vieux monsieur opinait, content de cette mansuétude qui n’était peut–être pas aussi sincère qu’elle le paraissait mais appréciait cette courtoisie dont il jouissait depuis plus de vingt ans. Partout ailleurs il n’aurait rencontré que haine. Il remerciait ces Pays–Bas qui l’avaient accueilli depuis qu’il avait dû fuir l’Allemagne en proie à la famine et aux conseils ouvriers.

–          « Vous êtes très aimable de penser de la sorte, Mijnheer Janssen » répondit–il. « Les temps sont durs pour tout le monde. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je vous l’ai déjà dit, faites–le moi savoir. J’y veillerai…»

Le vieux monsieur se souvenait. A l’annonce des troubles, fort heureusement pour  lui, Hindenburg l’avait fait rentrer de Berlin à l’Etat–major de Spa. Le 10 novembre, alors que ce traître de Scheidemann proclamait la République, ce fut l’affaire de peu d’heures que de passer la frontière à Eijsden pour Maastricht et y demander l’asile. Lorsque les alliés le réclamèrent, la neutralité néerlandaise n’allait pas laisser un  hôte tomber dans les griffes des vainqueurs. La reine Wilhelmine tint bon, le protégea, et il ne fut pas inquiété. Il reste qu’on avait fait passer cette guerre pour celle de la civilisation contre la barbarie, et osé lui attribuer la faute de tout ce mal qui y avait été répandu.

Quand, au Parlement belge, des patriotes échauffés s’étaient mis en tête d’envahir les provinces des Pays-Bas restées peuplées de catholiques qui avaient prié pour le voisin envahi pendant quatre longues années, il eut tout lieu de craindre pour sa tranquillité. Mais les rumeurs menaçant de cette petite guerre chauvine un pays neutre et pacifique firent long feu, et il n’en fut rien. La Haye émit des protestations énergiques. On calma les bellicistes, ces écervelés que personne ne voulait suivre,  et tout rentra dans l’ordre.

Le vieux monsieur se souvenait. Fallait–il vraiment qu’il soit accusé de tous les crimes de la guerre ? Maintenant que l’Allemagne triomphante occupait l’Europe, les accusations s’étaient éloignées de lui. Tous avaient ailleurs fort à faire. Ses hôtes, toutefois, n’avaient pu le garder d’une chose : une nostalgie qui durait depuis plus de vingt ans. Les Hollandais avaient pu le sauver de la vindicte. Ils n’avaient pu lui épargner l’ennui.

Un impérial ennui n’est pas l’ennui de tous. Tout n’était pas insatisfaisant. Les marques de respect que lui témoignait le Führer, le respect dévot des vieux soldats n’étaient pas pour lui déplaire après tout ce temps, il le reconnaissait sans fard.

L’Empereur n’avait donc pas tout perdu dans la disparition de cet éphémère Empire, survenue si peu de décennies après son avènement. Etait–il écrit que ledit Empire, si glorieux et fastueux, ne pouvait être qu’une nécessité provisoire des processus historiques, une péripétie de l’histoire, un passage ? Le Seigneur lui–même, était–ce pas lassitude ? avait-il jugé bon de s’en détourner ?

Gott mit uns. Le fait était que le Seigneur n’avait pas souhaité rester aux côtés de l’Allemagne le temps qu’il aurait fallu, et une solution hégélienne nécessaire et suffisante n’avait pas été trouvée à l’explication du gâchis. Le vieil empereur en gardait moins une cruelle rancune qu’une tenace anxiété qui ne le quittait plus, emplissait la vacuité de l’âge et amplifiait ses terreurs. Il s’était mal résigné. Il ne désespérait pas que l’Empire soit un jour restauré, mais les années avaient fait leur œuvre. Il restait vexé. Impérialement vexé. Des forces illisibles l’avaient dépassé ; elles le dépassaient toujours.

La rancœur était incompatible avec la fatalité, cette inconnue, c’eût été peu dévot. Ses anciens sujets s’en étaient affranchis, mais à leur manière. Il avait partagé leur gueule de bois avant qu’ils ne s’en délivrent en optant pour le Troisième Reich. Ici, Guillaume, qui ne pouvait plus les diriger, ne leur avait pas emboîté le pas. Quoique antisémite comme il se devait de l’être, il n’avait pas approuvé non plus les lois  contre les Juifs dont ceux de sa guerre à lui portaient aussi ses médailles. Autre temps, autres références. Les anciennes gloires comme les vieilles gens trouvent toujours à critiquer ceux qui viennent après eux. Lui réprouvait le nazisme qui prétendait durer mille ans. Il lui encombrait l’avenir et celui de sa descendance. Il y avait fort à craindre que, le jour guère lointain où Dieu le rappellera à Lui, le Reich, à l’occasion de ses funérailles, malgré sa défense ne lui rende les honneurs sous la croix gammée.

Dieu avait éprouvé la dynastie, mais c’était pour mieux la renforcer. Quand son fils Franz se fut suicidé dans les douleurs de l’après–guerre, sa famille serra les rangs autour de son Commandeur, et depuis, il avait ses autres fils qui servaient sous les drapeaux du Reich actuel, la destinée familiale était restée allemande.

A Huis Doorn, perdu au milieu de ces rhododendrons qui donnaient une profusion de fleurs, il s’en trouvait encore quelques-uns pour rêver avec lui de sa restauration. Il  ne se pouvait pas que Dieu, une nouvelle fois, l’abandonne. Pour étouffer tout doute dans le chef du personnel de sa maison, il lisait, chaque matin, après avoir réuni la domesticité, quelques pages des Evangiles, que tous restent convaincus que demeurait le lien étroit et sacré qui unissait l’Empereur à la Divinité.

 

                                                                            *

Tu t’ennuies, O mon Empereur, O mon Aimé, mais c’est autre chose que de m’ennuyer de toi sans que la destinée m’ait jamais offert de te le dire. A quoi bon avoir été belle, avoir appris le latin avec Monsieur Koller, avoir si bien chanté pour vous plaire et, aujourd’hui encore, l’âge avançant, de danser aussi bien. Ma destinée n’a jamais été inscrite dans la vôtre. J’ai vécu de vous à votre insu comme l’organiste aveugle de la cathédrale qui, m’enseignant Haendel, vivait de la musique et se repaissait de ma voix sans jamais m’avoir vue.

Je peindrai plein d’orgues et de notes de musique dans ma peinture. Et aussi des cantatrices et des voix célèbres de cet opéra baroque qu’était votre empire disparu, ce que votre Aloïse appelle le monde naturel ancien d'autrefois. Peindre est en ma possession. Pour une représentation d'un vase égyptien, j’ai été autrefois récipiendaire d’un prix d’excellence. Maintes références me furent enseignées quand j’étais jeune. Elles me parlent aujourd’hui encore car je converse très fréquemment avec les héros et la divinité. C’est pour eux, c’est pour vous, que, de blanc, en été je m’endimanche.

Ne va pas voir en moi, mon Aimé, pour autant, une quelconque oie stupide. J’ai désiré un homme avant toi, un prêtre venu chez nous étudier la théologie  protestante. Si toi–même l’avais connu, cet homme, tu l’aurais tenu en haute estime pour l’exemple, toi qui attendais, de ton peuple à la traîne, semblable et magnifique conversion. C’est à lui que la grâce me fut échue d’avoir été envoyée en Allemagne, pour étouffer le scandale, par ma famille de cagots. A lui que revient fatalement de m’avoir fait connaître de loin mon Empereur. A lui de m’avoir approchée du palais de Berlin, dans des limites jamais franchies, après que, à la demande de mon père, l'association Les Amies de la jeune fille m’eut placée comme gouvernante d'enfants à Leipzig. Si l’amour de cet homme ne m’avait pas ouverte à la vie, le bal n’aurait pas eu lieu, l’accès de la chapelle impériale, en robe longue au bras de Haendel, à jamais m’aurait été refusé.

S’il n’y avait pas eu cet homme qui n’a fait que passer… La vie eût été une dégoûtation complète. Même les trois petites filles pour lesquelles m’avait engagée le pasteur Henninke, votre chapelain, lors de cette réception de Leipzig, en 1912, toutes trois pieuses et candides, n’auraient pu me l’épargner. Tout cela jusqu’à mon rapatriement et ce voyage épouvantable. C’est à Lausanne, loin de vous, que la guerre m’a surprise. Qu’il y ait eu ensuite un lien entre cette lettre que j’ai écrite à mon amour et conservée, n’osant te l’envoyer, et mon internement à Prilly, puis à Gimel dont j’aime le vaste parc thermal, je l’ignore. Tous me disaient folle et butée, je les savais méchants. En réponse, j’ai brodé des uniformes qui séduisent. Je tricote et excelle à repriser un vêtement. Mais s’ils s’en venaient prêter l’oreille, il n’y avait rien à leur dire. Qu’aurait pu leur confier Aloïse, qui ressentait une ruine physique lente et sûre, fanatisme de folie amoureuse qui lui a arraché tout du corps ? Je fais de menus travaux, indifférente aux autres malades. Puis–je t’avouer que j’ai versé dans le pacifisme et l’antimilitarisme ? Désirer la paix, à l’écoute de Paul Golay, ce prophète local du socialisme prêchant comme un pasteur, était un symptôme certain de mon délire. Mais tu t’es surpris, toi aussi, à parler longuement de paix. Vas-tu me croire folle pour ces bonnes causes que je professe et où j’instille tout mon amour ? Je ne veux pas que tu penses que j’aie pu te trahir O mon archange guerrier ! A notre époque, il est délirant, semble–t–il, de rêver de la paix du monde. Serais–tu coupable des crimes dont on t’accuse que, pourtant, je t’écrirais encore. A un délinquant mis sur la voie du Christ, les péchés seront rachetés. Alors pourquoi pas les tiens qui es au-dessus de tout cela et si proche de Dieu ?

 

                                                                            *

En vérité, Hermine et moi coulons des jours heureux. La présence à nos côtés des deux filles de mon épouse les rend on ne peut plus rafraîchissants et gais, Gott sei dank ! J’en remercie le Ciel. J’ai pour la jeune Henriette une affection particulière, toute paternelle. L’ennui s’est en quelque sorte réfugié dans un désœuvrement tout métaphysique que je n’hésite pas à attribuer à ma destinée suspendue dans l’attente de reprendre un jour son vol.

Loin des drames de ce temps, la demeure, protégée des regards, est au cœur d’une vaste propriété qui l’enserre et qui possède de belles futaies. J’occupe le plus clair de mes journées à l’abattage et au sciage des arbres qui rapportent, et j’y mets moi– même la main – l’unique que je puis utiliser. A ce régime, ma santé est excellente et mon corps robuste est celui d’un ancien soldat. Pour les soucis de l’existence domestique, j’ai le revenu des biens que j’ai conservés en Allemagne, le gouvernement y ayant consenti. Après le déboisage, je retourne aux mémoires que j’écris, juché sur la selle de cavalerie qui m’a rejoint à Doorn au milieu des attributs  de la grandeur passée. Du plus loin qu’il m’en souvienne, elle m’a servi de chaise de bureau. A l’époque de notre installation à Doorn, la première impératrice et moi, un train entier nous est venu de Potsdam, chargé de tout ce qui, en termes de souvenirs de famille, s’est retrouvé ici. Il n’est pas vrai, à ce compte, que je suis sans occupations.

En tout état de cause, j’ai appris à vivre heureux, monarque aux champs, bourgeois gentilhomme. Ce n’est pas la moins belle des victoires. Que Dieu en soit remercié. Mais n’ayant rien abdiqué pour autant de mon plein gré, je veille fermement à ce que le protocole de Potsdam, sur un mode mineur, claironne encore en cette lointaine contrée, comme je l’ai dit, commençant le matin par la lecture des évangiles ou des prophètes, avec, pour la recevoir, le personnel réuni de Doorn, qui n’a rien oublié d’autrefois. Un peuple versatile, des généraux incapables m’ont extorqué mon abdication et contraint à faire retraite dans cet asile ! Quand je pense que cet Hindenburg, qui nous a menés à notre perte, a trouvé le moyen de sauver sa tête et de faire le lit d’Adolf Hitler ! Ce président bouffon d’une République hâtive, qui n’a su faire la paix et encore moins la gagner, dire qu’il m’a fallu avaler tout cela ! Déjà sous mon règne, il portait ce masque que je n’ai vu que trop tard ! C’est lui que je désosse, au retour du calendrier, chaque 11 novembre, lorsque apparaît, sur la table, la dinde aux marrons et aux choux qu’il est dans la tradition allemande de sacrifier à Saint Martin... La capitulation fut un péché, une trahison contre la foi ! A-t-on déjà vu un fils de l’Allemagne vaincue fêter le 11 novembre autrement que comme le jour de la Saint-Martin ?... Qui osera comprendre, dès lors que nos fils de 40 ont vengé la vieille défaite, que ma volonté et ma foi se sont conservées intactes malgré la haine qu’il m’a fallu constamment affronter dans les journaux ? Que chacun se ressaisisse et se tienne prêt pour le grand jour où renaîtra la monarchie dans ma lignée !...

 

                                                                             *

Mon aimé, « je ne parviens pas à saisir les fleurs délicates aux pénétrants parfums que vous aviez involontairement déposées dans chaque repli de mon cœur emmuré par la misère. » Je me partage entre l’inactivité, l’agressivité et l’indifférence. Je me ramasse dans les rebuts du papier sur lequel Aloïse griffonne à la hâte, enfermée dans les cabinets où l’intimité est inviolable. Les manières apprises à la cour de votre Majesté en souffrent, mais personne ne s’est avisé jamais de déloger des sanitaires l’occupante secrète qui s’y est réfugiée pour s’enfermer. Si bien que cette discrétion dont je suis heureusement entourée a fini par me convaincre de rompre avec ce pis–aller et préférer m’isoler quotidiennement dans la pièce exiguë réservée au repassage. Après avoir reprisé et repassé les tabliers des infirmières,  plié et rangé le linge de maison dans l’armoire, c’est en cet endroit qu’Aloïse  s’adonne au dessin sans être dérangée. J’ai parfois de brèves visites qui ne m’importunent guère tant elles se veulent discrètes, tant le travail m’absorbe. Et, même si j’ai eu vent qu’il se murmure qu’Aloïse marmonne des propos incompréhensibles, tandis que je m’adonne à cette création miraculeuse, source de perpétuelle extase, Aloïse, discutant de ses sujets, guidée par ses voix qui la conseillent, n’en a cure. Elle continue à copier consciencieusement ce qu’elle  entend.

 Des magazines illustrés que nous recevons à la Rosière, j’ai tiré profit pour mon inspiration. Des naissances et des mariages, des baptêmes des princes et des accessions au trône, somptueuse est la moisson, et je m’en vais toute à l’heure les représenter au secret.

Comme jadis, mon amour, pour que vous vous manifestiez, j’ai choisi un nouveau chapeau de couleur vive que je ne porterai que pour vous faire honneur, car, comme l’a dit Sénèque, chaque fois que tu veux connaître le fond d’une chose, confie–la au temps. Je veux être toujours de ces dames de votre cour, fleur parmi les filles fleurs du jardin de Klingsor, dont, par un jour plein de faste et de lumière, quand vos yeux altiers se furent posés sur leur jeunesse, vous apparurent les opulents camélias de leurs seins. Comme elles, j’adorais le bal. Comme elles et comme l'impératrice Joséphine, la Dame aux Camélias et La Traviata de Verdi. Je l’aime toujours – il y a bal assez souvent à Gimel, à la Rosière. Je n’ai jamais manqué d’emporter le joli mouchoir brodé et le flacon d’eau de Cologne, si opportun pour ne pas rendre l’air incommodant.

Je ne veux plus me cacher de vous. Je regrette mon allemand aujourd’hui presque oublié et ne puis vous fredonner que quelques chansons anglaises. Il est vrai que je ne suis jamais restée que dix–huit mois de doux rêve auprès du pasteur Henninke et de vous.

 

                                                                          *

Avec mon règne a coïncidé un courant de la pensée touchant à des choses contradictoires, au total révélé funeste à une souveraineté qui m’avait été accordée de droit divin. Certaines œuvres m’ont transporté d’aise, exalté même lorsqu’elles touchaient mon sentiment, à l’instar de ce Peer Gynt dont j’ai exposé à l’auteur comment le mettre le plus opportunément en scène. Ou encore cet imposant guerrier dorien coulé dans  le bronze, acheté à l’empereur d’Autriche, mon allié, mon ami,  que j’ai fait ériger à Corfou dans le jardin de l’Achilléion. Après l’assassinat lamentable de l’impératrice Elisabeth – Dieu pardonne à cette malheureuse femme !, le pauvre François-Joseph ne pouvait plus même penser à cette propriété, refuge de son épouse, sans que le chagrin ne le ravage. J’ai pu ainsi acquérir sans difficulté le délicieux asile corfiote de Sissi, accessible, sans d’excessives démonstrations de ma venue, au paquebot impérial depuis le débarcadère privé aménagé sous la falaise.

Mais cette évocation des invasions doriennes au milieu des massifs arborés de ce palais de femme qui laissait loin derrière, dans l’été, les fastes du palais de Berlin, n’était pas la seule à l’œuvre dans les milieux familiers de la cour. Il n’est pas bon qu’un sentiment divin de la destinée qui, par définition, n’est pas réservé à tous, s’expose à des investigations de l’ego, et aux journaux qui les pratiquent sur le mode vulgaire. Il y eut beaucoup de psychologie appelée en renfort pour interpréter mes jugements et qualifier mes actes. Les décisions qui furent miennes, alors que j’étais le monarque régnant, ont été suffisamment décriées pour que j’aie entrepris de les défendre au prix de ma tranquillité intérieure.

Infâmes les écarts de langage, les irrévérences, les dissertations désobligeantes accouchées des esprits suborneurs, journalistes voyeurs, faux prophètes du vulgaire ou députés du Reichstag. Ils vivent dans l’ombre des consciences qu’ils fouillent, et dont ils se nourrissent, et s’égaillent dans la lumière divine.

Ils ne m’ont pas compris, passe ! Venant de ces jobards, je pouvais consentir à beaucoup de désillusions. Il y avait en effet cette chose, ce ferment de destruction qu’on appelle la psychanalyse, que ne peut qu’abhorrer tout militaire, et qui en a décervelé plus d’une à fouiller leur psyché. L’empereur allemand pouvait s’accommoder des Sissi de cabinet s’entichant de vieux docteurs barbus dissertant pesamment de rêves et de fantasmes. Mais mettre l’empereur nu, cela ne se fait pas !

Va pour les Autrichiens dont l’histoire n’a que trop démontré qu’ils étaient des Allemands sans force d’âme ! Pour ma part, je n’ai pas d’égo ; il appartient à César de s’en prévaloir à la troisième personne. Mais, la chair chevillée au corps et le corps à l’âme, il n’en a pas pour autant échappé à la trahison. Que les marins de ma flotte, nourris de fêtes athlétiques et de grand air, me fissent à leur tour défaut, me fut le pire désenchantement, cela ne pouvait être ! Le microbe, dont les Russes qui ont fait choir Nicky, mon cousin, ont accompagné leur paix séparée en nous inoculant leurs soviets bolchéviques, la mer allemande elle–même n’a pu y échapper… !

 

                                                                            *

 Maintenant, je repasse, je repasse, comme je retrouve votre visage viril sous les doigts. Le repassage pour le dessin est une condition incontournable. Cette situation m’équilibre et, du fait que je n’ai, par bonheur, jamais reçu de traitement sous médicaments, j’ose tirer de la mémoire une liberté sans artifices. Demandez à Madame Bresch, qui vous le confirmera. J’ai sorti de l’armoire de la salle de repassage les crayons et les rouleaux de papier reçus à Noël du personnel de la Rosière. Les mines de plomb et les crayons de couleur ne sont que ceux du trésor que possède tout écolier. Humidifiés, frottés sur le papier, des pétales de géranium, conservés dans l'armoire de la salle de repassage, font un excellent pigment. Pour le blanc, la pâte dentifrice le rend plus éclatant. Le papier vient s’ajouter aux papiers d'emballage usagés que j’ai récupérés et que je raccommode, les cousant avec soin au fil de laine ou de coton. Je le fais aussi de ces papiers imprimés tirés d'illustrés ou de réclames qui font écho au chant du monde qui est lointain et pourtant qui m’habite, et dont, sans les retarder, j’incorpore les signes emblématiques dans mes compositions.

La mine de plomb pour les contours, les couleurs pour le remplissage des surfaces, Aloïse peint sur les deux faces du papier des histoires mettant aux prises des personnages qui, comme vous, sur une estrade en imposent, O mon Achille, mon divin Aimé. C’est ce que ces compositions racontent sous les tentures et baldaquins du théâtre d’Aloïse, et c’est là ce que, avant de peindre, tout en dessinant, j’écris.

Et l'histoire continue. Je couds au fur et à mesure de mes besoins. Je dessine et les idées me viennent, larges visages sans mise en perspectives, au questionnement frontal, situés dans un cadre historique, adulateurs d’abondantes femmes blondes qui leurs offrent leurs camélias pour leurs seins. Le temps d’en débattre, je réfléchis : un personnage naît, puis l'autre, prenant corps, après les contours la chevelure, me dirigeant fatalement vers les yeux, Marie–Louise et Joséphine, vierge vestale soulevant les voiles, Napoléon ou matador.

 Je t’ai représenté O mon Guillaume, en cet hiver 37–38, tandis que le froid silence glaçait la barre enneigée du Jura. Pour te recevoir comme je l’espère, un gentil  papier à pois sur quoi je t’ai croqué en majesté. On peut t’y admirer t’adressant à tout l’univers, chaussé d’escarpins, le sabre à la hanche, ton grand manteau de sang fourré d’hermine, les bras levés, le sceptre à la main, ainsi qu’un art plus vieux que nous t’a figuré dans ta grandeur. Je t’ai conféré ces yeux turquoise et sans pupille que je n’ai jamais refusés à qui que ce soit. Qui plus que toi mérite de les porter ? Ces amandes opaques sont comme des lunettes qui protègent, tant, pris de face, le vent de la liberté est fort !

Ah ! Vous, mon aimé, vous êtes comme Cléopâtre, Ramsès II, Toutankhamon. Pour vous comme pour eux, ma force vous protège. Je n’aurais eu assez de place pour dessiner leurs pyramides, parce qu'alors j'aurais aussi dessiné leurs tombeaux.

 

                                                                            *

On m’a fait grief de mon caractère indécis, de mon arrogance et mon orgueil. Mes discours jugés excessifs étaient ceux que réclamait l’état d’esprit dans lequel je voulais mon peuple, et, dans un port altier, celui–ci savait reconnaître sous l’aigle sa grandeur. J’ai fait la guerre moins que je ne l’ai laissée se faire, sans être moi–même un guerrier. Ma façade de vieux soldat, fruit d’une éducation prussienne, n’en est que l’âcre parfum lointain, la quintessence d’un vieux cuir. Les généraux rêvaient d’en découdre. A leur grande frustration, de façon répétée, je me suis montré autant que possible un homme de paix, admettez–le enfin. Si vous le trouvez, interrogez mon ami Tatichtchev, celui qui fut attaché militaire russe à Berlin. Il vous répondra. – «  L’Empereur ? « De façon générale, Sa Majesté conserve un amour inébranlable de la paix. » Ma prétendue indécision ne fut que scrupule. Quand je détaille aujourd’hui ma photo qui trône dans le salon, flatteuse pour le vieux monsieur souriant et barbu, je me demande qui est le vrai, qui est le faux, de l’empereur blond à croix de fer, à la moustache en crocs, ou du grand–père bienveillant de deux petites filles. Seulement, il n’était guère possible d’aimer à la fois le double jeu des Italiens, les Russes boutefeux et les forcenés balkaniques, et ces minables boutiquiers de Britanniques que je me suis évertué à courtiser en vain.

Cette guerre d’isolement, tel un feu descendu des Balkans, emportant tout sur son passage, n’aurait jamais dû embraser le monde en son entier. Non. En juillet 14, j’étais bien, je n’ai pas vu venir le péril. Il y avait bien cet ambassadeur à Londres, et ses rapports ineptes, d’une insondable bêtise, qui soufflait le chaud et le froid quand on lui demandait de suivre... Jusqu’au dernier moment, je n’y ai pas cru.

C’était l’été. J’étais, comme chaque été, passé les régates de Kiel, en croisière pour la Norvège à bord du yacht impérial, le Hohenzollern. Tous nos officiers étaient en permission, jusqu’à ceux de l’État–major. Cherchez la faute. Je suis rentré en hâte, convaincu qu’il me fallait sauver la paix. Si l’on considère l’ensemble de ma vie, bout à bout ses périodes de  croisière,  le meilleur de mon existence s’est passé sur des bateaux ; j’ai passé en mer un total de quatre années à naviguer. Je refuse pour autant toute allusion amniotique. Laissez l’affirmation psychanalytique où elle est. L’intention perverse n’a pour dessein que de noyer aigles, casques à pointe et poignards. Ainsi vont les défaitistes et il en est qui s’avancent masqués.

Les guerres sont monnaie si courante dans notre monde peccamineux. A les répandre et à subvenir à leurs besoins, il y a pis que les sauterelles, ce sont les hommes, leurs nuages, leurs armées. Il est injuste d’avoir fait de moi un criminel de guerre, son responsable et son adepte. Je ne suis pas le premier à avoir mobilisé. Logique d’encerclement, logique d’enfermement. Les théâtres des opérations, tous les ont multipliés à dessein. En alimentant mon propre système, je n’ai fait  que vérifier le constat de leur banalité, dupe des incapables sans qui l’affaire eût été tôt expédiée ou évitée. Que le sang versé de trop retombe sur eux !

N’ai–je fait que désirer étudier la guerre en couvrant d’annotations rapports d’ambassadeurs, articles de journaux ? Déjà la portais–je en moi comme un  atavisme ou comme un cancer ? L’ai–je fomentée, provoquée, ainsi qu’on l’a prétendu ? Tous ceux qui, en Allemagne, refusaient de croire que les Russo-Gaulois se préparaient à une guerre imminente contre nous devaient être enfermés chez les fous.

Les fous. J’étais loin d’être le seul à la mener, cette guerre, on l’oublie, et, peut–être, ai–je été l’homme de paix le plus honnête, le moins confondu en chastes et hypocrites dénégations. La foi ne s’aperçoit pas au milieu de la longue folie ambiante. Les extravagants ne manquaient pas dans mes palais, jusque chez les chambrières entichées de ma personne et les gouvernantes toquées de moi dans leur folie. Jadis, j’aurais accepté de bonne grâce qu’on tolère les déments si leur asile leur est un royaume, serait–il le mien. Aujourd’hui, les insensés ont quitté les royaumes de l’être, ils sévissent partout. Les aliénistes ne sauront plus garder leurs portes closes. L’asile de la folie, le château ont abattu leurs murs, un vaste continent flotte entre deux eaux, pris de démence. Les rares sages qui restaient ont été jetés à la mer ou au feu. J’ignore où trouver ailleurs la norme de l’aliénation mentale, mais je sais où la trouver ici, où je me trouve chez moi. Je serai le dernier, retiré en cette Thébaïde qui a pour nom Doorn dans la géographie, j’y suis quitte pour y écrire mes mémoires, féru de coupures de presse, ayant tout perdu fors l’honneur. Pour ce qui concerne nos anciens ennemis, attendu que j’aurai entre–temps dénoncé en leur sein plus d’un belliciste incurable, je me tiendrai pour absout à mes yeux, lavé du pire grief dont je fus jamais l’objet. Au soir de ma vie, cette tâche me donne un surcroît de forces, dans la conviction qu’il s’agit d’un travail de raison.

 J’ai là ma vieille selle qui, montée sur un pied, m’a, de tout temps, tenu lieu de chaise de bureau, un vieil attachement qui m’a rejoint à Doorn au milieu des effets déménagés par le train de Potsdam. Elle étonne fort les visiteurs lorsque je me lève pour les accueillir comme on descend de monture ; affligé d’une atrophie du bras gauche, j’ai gagné de haute lutte l’honneur d’être bon cavalier. C’est juché sur ce siège original que je passe mes heures studieuses à justifier le passé, victime et martyr, héros chrétien transigeant, disputant son discours à l’histoire. Si le veut ainsi la Providence, ma lignée réintégrera le trône qui l’attend et que lui auront rendu le peuple allemand et le Reich.

Ces nazis, je ne les apprécie guère, ni leurs lois antijuives, pas plus que l’invasion du pays paisible où j’ai trouvé refuge. Il suffit de voir comme ils tuent. En techniciens vidés de leur chaleur.

 J’hésite, à dire vrai, entre le sentiment du devoir accompli et l’abattement. Mon entourage se déclare rassuré sur mon compte lorsqu'il me sait au jardin ou fort occupé à prendre connaissance de rapports archéologiques. Si je me livre avec passion à l'abattage et au sciage des arbres, c’est en père de famille avisé, comptable de chacun, entretenant ses futaies. Qui plus est, ces exercices me détendent. Cependant, l’Allemagne nouvelle, où j’ai deux fils aux armées, a réglé le différend que je n’ai pu régler moi–même avec la France. C’est ménager l’avenir que d’en féliciter les vainqueurs.

On m’a dit versatile, incapable d'accorder une attention soutenue à un problème. La guerre m’a trouvé dans une extrême excitation. Si c’est être cyclothymique et indécis que s’en remettre à Dieu pour les affaires de ce monde, je puis l’admettre, du bout des lèvres, éventuellement. Les défauts de caractère trop humains qui me sont imputés perdent leur sens dans le moment où je m’adresse au Créateur. Il m’a fallu m’éloigner du pouvoir temporel. J’exerce toujours un pouvoir spirituel et ne me vois en rien déraisonnable. Ceux qui m’en font procès le sont, âmes serviles, cerveaux sans talents.

 

                                                                         *

 Je peins, démiurge, comme Dieu m'incarnant en trois êtres. Dites que je suis folle après cela ! Dieu ne l’est pas ! La foi ne s’aperçoit pas de la longue folie ambiante.  Je vous vois et vous ne me voyez pas. A l’œuvre derrière chaque personnage, je lui donne sa préséance et son rang, selon mon gré et mon pouvoir de trinité en consubstantialité alternative. Mêlant les figures et comblant les surfaces, je  progresse en imposant aux perspectives mes hiérarchies.

Non Guillaume, tu n’es pas ma chimère, je témoigne en ta faveur. Serais–je la seule et la dernière, Aloïse reste ta folle amoureuse dont, sous les hautes neiges helvétiques, le cœur et l’esprit se sont emplis de toi. Le temple de l’Amour célèbre Dieu dont les œuvres sont belles. Contingentes pour les hommes du dehors, elles s’affirment absolues pour moi. A chacun son chemin dissimulé, l’étroit chemin de la montagne que chacun doit suivre, celui que, seul avec ses errements et ses chimères, nul ne pourrait trouver sans mettre de sa force au milieu de la confusion et de la fausseté.

Tu as ta fuite et ta tombe en Hollande où tu poses en un tableau couché. J’ai ma  fuite en Egypte, j’y suis Marie, j’y monte un cheval blanc. A mes côtés le Bon Enfant, repris des boites de chocolat, est le père Noël, à Vaud, de nos fêtes de décembre.

Ce soir, cernés des bruits de bottes au loin, nous dansons à la Rosière, asile de paix, en division au son de l’accordéon.

Après avoir chanté des cantiques, le tour est venu pour les chansons du moment.  J’ai donné de la voix, que j’ai fort dramatique – « la Cantatrice » est le surnom que notre société me donne ici. J’ai battu le sol du pied devant le docteur Steck, et encore une fois devant Madame Forel, retenant de la main le pan de ma robe, comme le faisaient avec grâce les dames du palais de Berlin, tandis que chantaient en chœur les infirmières et les malades endimanchés, de Tino Rossi, l’air de Venise et Bretagne.

 

 

 

 

lettre de Bernard Cerquiglini à Philippe Cantraine, datée du 4 septembre 2016, à Courbevoie (Paris).